Courrier adressé aux parlementaires après l'adoption en CMP d'un accord sur le projet de loi de prorogation de l'état d'urgence et portant renforcement de la lutte antiterroriste

Mesdames, Messieurs les député(e)s,


La Commission mixte paritaire a abouti hier soir à un accord sur le projet de loi prorogeant l’application de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste.

Ainsi que son intitulé l’indique, ce texte ne se cantonne pas à la prorogation de l’état d’urgence mais est devenu un nouveau texte antiterroriste. A l’allongement à six mois de la durée de prorogation, à l’introduction de pouvoirs de fouille et de contrôle sans motifs, à la réintroduction des saisies informatiques viennent ainsi s’ajouter de très nombreuses dispositions, qui intègreraient de manière permanente, l’arsenal pénal et administratif antiterroriste, hors état d’urgence.

Les amendements ainsi validés par la CMP sont dans leur grande majorité connus : la droite les a soutenus à chaque examen des lois du 21 décembre 2012, du 13 novembre 2014, du 24 juillet 2015, de la proposition de loi initiée par Michel Mercier et, il y a à peine deux mois, de la loi du 3 juin 2016.

Et, à chaque fois, la majorité les a rejetés avec raison.

Vous devez aujourd’hui adopter la même position, par cohérence politique et refus de vous voir imposer un marchandage indigne des circonstances.

La liste est éloquente :
- exclusion de la possibilité d’accorder une suspension ou un fractionnement de peine mais aussi et surtout une semi-liberté ou un placement extérieur (simple ou probatoire à une libération conditionnelle) aux personnes condamnées pour des faits de terrorisme ;
- exclusion des crédits de réduction de peine pour les personnes condamnées pour des faits de terrorisme ;
- possibilité de soumettre à une vidéosurveillance permanente, 24h sur 24h, les personnes en détention provisoire criminelle (non uniquement terroriste) à raison du risque de suicide ou d’évasion, si cela est susceptible d’avoir un impact sur l’ordre public ;
- extension de 1 à 3 mois de la durée de l’assignation administrative à résidence pour les personnes de retour d’un théâtre d’opérations de groupement terroriste contre lesquelles il n’existe pas d’indice grave ou concordant de participation ou préparation d’une infraction pénale (disposition issue de la loi du 3 juin 2016, où la durée de 1 ou 3 mois avait été longuement discutée) ;
- suppression de l’information par tout moyen délivrée à la personne visée par une interdiction administrative de sortie du territoire (issue de la loi du 13 novembre 2014)
- allongement de la durée de la détention provisoire des mineurs, à deux et trois années en matière terroriste ;
- aggravation des peines pour le crime de direction d’une association de malfaiteurs terroriste (de 20 ans à 30 ans), le crime de participation à une association de malfaiteurs terroriste criminel (de 20 à 30 ans) et de direction d’une telle entreprise (de 30 ans à perpétuité) ;
- prononcé automatique d’une interdiction du territoire français, soit définitive, soit de dix années, sauf décision spéciale de la juridiction, selon le même mécanisme que les peines planchers, abrogées en 2014 ;
- extension des possibilités de recueil en temps réel sur les réseaux (donc d’accès direct aux réseaux) des données à la personne « susceptible d’être en lien avec une menace » au lieu de « présentant une menace » et à « l’entourage de la personne concernée par l’autorisation susceptible de fournir des informations » ;
- autorisation sans condition du port d’arme par les agents de police municipale (par la suppression de la condition liée à la nature de leurs interventions et aux circonstances) ;
- modification du régime des interceptions de sécurité (écoute administratives) en retirant l’application du principe de nécessité de la possibilité de recueillir des informations ou documents pour les besoins de l’exécution de l’interception. Substitution de la notion de partage d’informations (potentiellement plus large) à celle d’échange d’informations entre les services de renseignement pouvant recourir à des techniques de renseignement ;
- modifications des conditions d’engagement de la réserve ;
- élaboration d’un code de bonne conduite relatif à la couverture audiovisuelle d’actes terroristes.

Ces dispositions doivent soulever votre opposition.

D’abord, sur les conditions dans lesquelles leur adoption vous est imposée : ces cavaliers législatifs ne peuvent pas être introduits dans notre droit par usure et par l’effet d’un marchandage en commission de lois. Nombre de ces dispositions ont été débattues et écartées, il y a moins de deux mois : le triplement de la durée de l’assignation administrative à résidence, l’allongement sur plusieurs années de la détention provisoire d’enfants mineurs présumés innocents, l’automatisme de la peine d’interdiction du territoire français automatiques, l’allongement des peines criminelles déjà lourdes. Toutes ont été rejetées à l’issue de débats de fond.

Ensuite, parce que ces mesures n’offrent pas de réelle protection contre le terrorisme mais ne sont que l’expression d’une idéologie sécuritaire contre laquelle vous devez vous élever.

La méfiance à l’égard du juge est manifeste. La Justice est-elle si déconnectée des réalités du terrorisme qu’il faudrait lui imposer des décisions lorsque les personnes sont étrangères et l’empêcher d’ordonner des aménagements de peine ? En matière terroriste, les aménagements n’ont rien d’automatique et ils sont rares. La prévention de la récidive est un objectif fondamental de l’exécution d’une peine prononcée pour des actes de terrorisme : ce sont les possibilités d’aménager les peines, d’organiser une sortie accompagnée et contrôlée, notamment dans le cadre de la mesure contraignante que constitue la semi-liberté, qui pourvoient le mieux à la protection de la société. Ne la privez pas de ces dispositions essentielles.

Les dispositions de surveillance administrative, de plus en plus déconnectées de l’action des personnes visées puisque étendues à l’entourage doivent vous alarmer. Souvenez-vous des critiques que Jean-Marie Delarue, ancien président de la Commission nationale des interceptions de sécurité (CNCIS), formulait, au moment de l’examen de la loi renseignement, sur la surveillance de l’entourage. La même réaction s’impose face à l’aggravation des mesures administratives de privation de liberté. Dès 1978, la Cour européenne des droits de l’Homme énonçait que les Etats ne sauraient prendre n’importe quelle mesure jugée par eux appropriés, au risque de saper les fondements de la démocratie au prétexte de la défendre.

Enfin, parce que le débat démocratique ne peut pas tomber dans de tels pièges, où la volonté de faire passer au plus vite la prorogation de l’état d’urgence, dont beaucoup d’entre vous conviennent au moins partiellement de la faible efficacité, voire du caractère purement symbolique, conduit à des renoncements politiques inconcevables.
Vous n’avez rien à perdre à un vote défavorable sur le projet de la CMP, puisque c’est bien à vous, et donc à la majorité, qu’il appartiendra de voter en dernière lecture le texte qui aurait vocation à être promulgué.

Ne renoncez pas à imposer votre rythme à son examen, à reposer les termes du débat démocratique et à exclure des cavaliers législatifs que la droite tente de vous imposer.

Restant à votre disposition, nous vous prions d’agréer, Madame, Monsieur, l’expression de nos salutations distinguées.