Le chapitre VI du projet de loi de programmation militaire prévoit d’étendre le champ du secret défense et institue un cadre extrêmement contraignant relatif aux pouvoirs d’enquête des juges d’instruction, s’agissant essentiellement de la perquisition.

Le Ministère de la défense prend prétexte d’un avis du Conseil d’Etat en date du 5 avril 2007 dont le texte intégral se trouve en annexe du rapport 2005/2007 de la commission consultative du secret de la défense nationale.

En réalité, il existe un contexte judiciaire qui a probablement été déterminant pour élaborer ces nouvelles normes.

C’est ainsi que l’on peut citer la perquisition effectuée à l’Elysée dans l’affaire Borrel, l’instruction de l’affaire des frégates de Taïwan qui s’est vue entraver par la classification de documents au titre du secret défense et enfin la perquisition effectuée dans l’affaire Clearstream au siège de la DGSE.

Dans le cadre du débat sur ce chapitre VI du projet de loi, il y a lieu de rappeler les termes d’un rapport de l’association Transparency International, section française, sur le secret défense, qui critique l’état du droit français de la manière suivante :

« Le Code pénal (…) donne de la Défense, à travers la notion des « intérêts fondamentaux de la nation », une définition qui englobe toutes les activités imaginables et qualifie de secrètes toutes les données que l’administration compétentes aura déclarée comme tel », ce qui présente « le risque que le secret soit abusivement utilisé pour couvrir un comportement délictueux, sous couvert d’une opération à laquelle il se rattache et qui relève effectivement de la défense ».

Or, le projet de loi, au lieu de restreindre le champ du secret défense, ou de mieux le définir, prévoit au contraire de l’étendre non plus seulement à des documents mais à des lieux qui deviendraient inaccessibles ou pour le moins difficilement accessibles aux autorités judiciaires dans le cadre d’enquêtes pénales.

En outre, pour justifier cette extension inquiétante, le gouvernement, dans l’exposé des motifs de ce projet de loi, fait une interprétation pour le moins déformée de l’avis rendu par le Conseil d’Etat. En effet, s’il est exact que cet avis conclut à la nécessité de compléter les règles actuellement en vigueur sur le secret défense, il ne spécifie aucunement qu’il conviendrait de classifier des lieux au nom de ce secret.

Enfin, la France est signataire de la convention de l’OCDE (ratifiée en 2001) contre la corruption dont l’article 5 interdit d’invoquer, pour s’y soustraire, le dommage qui pourrait résulter de l’application de ladite convention pour les intérêts commerciaux du pays ou pour ses relations avec un autre Etat. Le respect de cette convention implique donc de limiter la classification secret défense qui ne doit pas être utilisée pour protéger une infraction de corruption.

Ainsi, il y a un équilibre à respecter entre l’impératif de sécurité de la nation et la nécessité d’un contrôle démocratique des actes de l’exécutif, qu’il s’agisse de la classification elle même ou des éventuelles infractions commises par des agents de l’Etat.

En l’état, ce texte ne respecte pas cet équilibre et apparaît au contraire comme une volonté de renforcer le champ du secret défense qui aboutira à entraver certaines investigations judiciaires, dans le domaine de la corruption notamment.



L’article 12 du chapitre VI du projet distingue trois hypothèses. A chacune de ces hypothèses correspond un régime juridique spécifique plus ou moins contraignant pour le magistrat instructeur.


- Hypothèse n°1 : La perquisition dans des lieux déclarés comme susceptibles d’abriter des éléments couverts par le secret défense

1- Il s’agit ici de créer des lieux qui seraient protégés du seul fait de leur déclaration à la CCSDN.

On est ici dans l’arbitraire le plus total :

- Qui décide de faire cette déclaration ?
- Comment cette déclaration est elle faite et quelle publicité lui est-elle donnée ?
- Quel contrôle s’exerce sur cette déclaration ?
- Quels sont les lieux susceptibles d’être concernés ?

Sur les trois premières questions, l’exposé des motifs du projet de loi ne fournit aucune précision, ce qui laisse totalement ouvert le champ des possibles.

Quant à la 4ème question, l’exposé des motifs indique clairement que pourraient être concernés, non seulement

Ainsi, une usine du groupe MONSANTO qui fabrique en France des semences transgéniques pourrait parfaitement faire l’objet d’une telle classification au motif qu’elle abriterait des documents classifiés.

De même, une entreprise comme THALES, visée par l’affaire des frégates de Taïwan, pourrait bénéficier d’une telle protection.

Il est probable que la réponse à ces questions, pourtant essentielles, sera renvoyée au décret d’application de la loi et risque ainsi d’échapper à tout débat public. Or, la nature des enjeux en cause justifierais un débat démocratique devant la représentation nationale.

2 - S’agissant du régime applicable à ces lieux, le texte prévoit que le juge d’instruction qui entend les perquisitionner soit accompagné du président de la CCSDN.

Une telle présence suppose un mécanisme d’information et de rendez-vous préalables parfaitement contraire aux exigences du secret de l’instruction dans des affaires où, par définition, les faits sont particulièrement sensibles et le risque de fuites très élevé.

Cette atteinte au secret des investigations est d’autant plus caractérisée que le juge d’instruction a l’obligation d’indiquer à la fois la nature de l’infraction, les raisons justifiant la perquisition et l’objet de celle-ci.

Autrement dit, l’autorité judiciaire se trouve en position de dire à l’avance quels documents l’intéresse et de se soumettre à un contrôle préalable du président de la CCSDN, autorité administrative, sur la pertinence de son investigation.

Cette disposition apparaît totalement contraire au principe de la séparation des pouvoirs.



Hypothèse N° 2 : La découverte de documents classifiés dans un lieu non protégé par le secret

Il s’agit ici du cas où un juge d’instruction, au cours d’une perquisition, découvre des documents classifiés.

Dans cette hypothèse, le juge devra interrompre sa perquisition et informer le président de la CCSDN. La perquisition ne pourra reprendre qu’en présence dudit président ou de son délégué.

Jusqu’à présent, les documents classifiés ainsi découverts étaient placés sous scellés fermés par un OPJ habilité secret défense en attendant une éventuelle décision de déclassification.

La nouvelle procédure ne permet pas de mieux protéger le secret défense puisqu’il est de toute façon sanctionné pénalement de prendre connaissance d’un document classifié. Aucun dérapage n’a d’ailleurs été constaté jusqu’à présent.

En revanche, ce système entrave l’action du juge qui ne pourra plus opérer jusqu’à l’arrivée du président de la CCSDN. Imaginons une perquisition à Papeete pour comprendre l’ampleur de la difficulté…



Hypothèse n°3 : La perquisition dans des lieux eux même classifiés


Jusqu’à présent, la législation ne protégeait pas d’une perquisition les lieux abritant des installations ou des activités sensibles pour la défense nationale.

Or, le texte dans son article 13 prévoit d’étendre le champ du secret défense à des lieux qui seraient classifiés en tant que tels sur décision du premier ministre, après avis de la CCSDN.

Si l’on peut admettre que les intérêts supérieurs de la défense nationale justifient que des sites particulièrement sensibles fassent l’objet d’une telle classification, la définition de tels lieux par l’article 13 du projet de loi apparaît dangereusement large.

En effet, cet article fait référence à « des installations ou des activités », sans aucune précision sur la nature de celle-ci.

Là encore, le texte sera précisé par décret sans contrôle démocratique. Dans l’exposé des motifs du projet de loi, il n’est même pas indiqué si l’avis de la CCSDN devra être conforme ou non…

Quant au régime de la perquisition, il obéit à des contraintes encore plus fortes que celles applicables aux lieux « déclarés » .

En effet, non seulement la perquisition dans ces lieux devra être précédée d’un avis favorable de déclassification temporaire rendu par le président de la CCSDN, mais encore le lieu devra faire l’objet d’une déclassification opérée par l’autorité administrative elle-même.

Enfin, la perquisition ne pourra être entreprise que dans les limites de cette déclassification, c’est à dire, dans les lieux que l’autorité administrative concernée aura bien voulue exposer au regard du juge.

Autant dire que de telles perquisitions deviennent du domaine du virtuel.

Si elles étaient malgré tout entreprises, il est clair qu’elles n’aboutiraient à rien puisque le perquisitionné aura largement eu le temps de faire disparaître les pièces compromettantes.

Cette procédure est un exemple flagrant d’entrave au cours de la Justice et crée, de fait, des citadelles d’impunités.




a) Pour une CCSDN rénovée aux pouvoirs renforcés

1- Il y a d’abord matière à réformer le mode de nomination des membres de la CCSDN, actuellement régi par la loi du 8 juillet 1998.

En l’état, et compte tenu du fait majoritaire, ils sont désignés par les représentants les plus emblématiques de la formation politique au pouvoir : président de la République, président de l’Assemblée nationale et président du Sénat.

Ce mode de nomination ne traduit aucunement le pluralisme de la représentation nationale. Au regard de la gravité des enjeux, il conviendrait que les membres de la CCSDN soient nommés par le Parlement après un vote à la majorité renforcée garantissant un consensus politique dans l’intérêt de la Nation.

Une telle exigence, légitime en soi, apparaît d’autant plus justifiée qu’il est aujourd’hui question d’élargir le champ d’intervention de la CCSDN. Il est en effet fondamental que celle-ci ne soit ni n’apparaisse comme un alibi institutionnel. La confiance des citoyens est à ce prix.

2- De même, il est impératif que cette CCSDN rénovée se voit attribuer de véritables pouvoirs de contrôle et de décision. Ainsi, toute opération de classification ou de déclassification devrait faire l’objet d’une décision de la commission.

Par ailleurs et conformément à ce que propose la section française de l’association Transparency International dans le rapport précité, il nous semble indispensable que les décisions de la CCSDN soient susceptibles de recours, comme c’est le cas pour le Conseil de la concurrence.

A cet égard et pour éviter tout risque de divulgation du secret, une formation spéciale de la cour d’appel de Paris composée de magistrats habilités secret défense pourrait être créée comme le propose Transparency International.

b) Pour le principe d’une liberté de perquisition

Le Syndicat de la magistrature soutient qu’il n’est pas nécessaire d’encadrer les perquisitions effectuées dans des lieux dits « neutres ».

En effet, l’incrimination de la prise de connaissance de documents classifiés prévue par l’article 413-9 du Code pénal suffit à la protection des intérêts nationaux.

Le Syndicat de la magistrature est par ailleurs formellement opposé à la procédure de « déclaration » de lieux susceptibles d’abriter des documents classifiés, totalement arbitraire et susceptible d’engendrer de graves dérives.

Enfin, si l’on peut admettre que des lieux fassent l’objet d’une classification secret défense, cette classification doit intervenir sur décision de la CCSDN et doit être cantonnée aux seuls intérêts de la défense nationale.

Dans ce cas, le cadre de la perquisition doit se concevoir de manière à permettre de concilier les intérêts nationaux avec les impératifs d’une enquête pénale.

La perquisition ne sera dès lors pas soumise à une procédure de déclassification préalable du lieu. La présence du président de la CCSDN ou de son représentant apparaîtrait, dans cette hypothèse, comme une garantie suffisante.

Conclusions :

Le chapitre VI du projet de loi de programmation militaire apparaît dans son architecture actuelle comme totalement inacceptable.

Il aboutit à entraver gravement l’action de la justice, voire, dans certains cas, à neutraliser toute investigation.

Dans un contexte politique où la dépénalisation du droit des affaires est revendiquée et où l’on annonce la suppression du juge d’instruction pour confier les enquêtes pénales au parquet soumis aux pressions hiérarchiques, ce projet est une nouvelle manifestation de la volonté de l’exécutif de porter atteinte à l’indépendance de la justice.

C’est également une justice pénale à deux vitesses qui se voit renforcer, avec d’un côté des citadelles d’impunités pour les puissants, et de l’autre une politique pénale ultra répressive pour les plus faibles.

A l’heure de la crise mondiale, ce projet de texte apparaît comme en contradiction flagrante avec les annonces des gouvernements tendant à « moraliser » les marchés financiers et le commerce international.