Gifle, camouflet, désaveu... Les mots ne manquent pas pour qualifier la portée des décisions rendues ce 19 octobre 2022 par la formation disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) compétente pour le parquet.

Alors qu’il lui revenait de rendre un avis sur d’éventuelles fautes disciplinaires commises par Eliane Houlette et Patrice Amar lorsqu’ils exerçaient ensemble au parquet national financier, le CSM a mis hors de cause les deux magistrats.

Ces avis étaient attendus au regard de la récente décision du CSM dans sa formation compétente à l’égard du siège dans l’affaire Levrault. Les réquisitions du directeur des services judiciaires, représentant pour l’occasion la Première ministre, avaient témoigné du malaise de l’exécutif dans ces affaires : tout en refusant de revenir sur l’existence même d’une faute disciplinaire, aucune sanction à l’égard des deux magistrats n’avait été requise. Ces décisions n’en sont pas moins fondamentales, à plusieurs titres.

Elles mettent d’abord d’un coup d’arrêt à la vindicte grossièrement menée par Eric Dupond-Moretti contre les magistrats anti-corruption qui avaient eu l’outrecuidance d’enquêter dans l’affaire Bismuth. (...)

Ensuite, le CSM a non seulement mis hors de cause les deux magistrats, mais est allé plus loin, en soulignant très clairement la « situation objective de conflit d’intérêts » dans laquelle Eric Dupond-Moretti s’est trouvé dans cette affaire. Cette phrase discrète, posée au milieu d’un avis de 13 pages, est pourtant lourde de sens, en ce qu’elle émane de l’instance chargée d’assister le président de la République pour garantir l’indépendance de la justice. Le président de la République ne peut donc pas le négliger, de la même façon qu’il ne peut pas dédaigner la décision de renvoi rendue par la Cour de justice de la République en la qualifiant de simple « décision de procédure ».

Les décisions du CSM rappellent elles aussi le caractère inédit du maintien d’Eric Dupond- Moretti dans ses fonctions. Alors que le rapport des états généraux de la justice, dressant une feuille de route pour le quinquennat, recommande – tout comme le fait le Syndicat de la magistrature depuis des années - la suppression de la Cour de justice de la République, comment peut-on attendre d’Eric Dupond-Moretti qu’il aille au bout de cette réforme, renonçant ainsi à son privilège de juridiction ? Plus encore, lorsque François Molins quittera ses fonctions de procureur général près la Cour de cassation, il reviendra au garde des Sceaux de nommer son successeur, celui-là même qui soutiendra l’accusation devant ses juges. On n’est plus à un conflit d’intérêts près, et tant pis pour l’État de droit !

Enfin et surtout, ces décisions du CSM révèlent encore une fois le trou béant dans la raquette de l’indépendance de la justice : ce n’est pas à cette instance indépendante, composée paritairement de magistrats et non-magistrats, que revient la décision disciplinaire finale prise à l’encontre des deux magistrats du parquet, mais garde des Sceaux lui-même. Même si c’est la Première ministre qui statuera en vertu du décret de déport, dont la constitutionnalité est par ailleurs contestable, comment espérer, dans ces conditions, renouer la confiance du citoyen en l’institution judiciaire ?

Tant elle est ubuesque, la situation serait presque drôle si elle n’était pas aussi gravissime pour notre démocratie. Et ce ne sont pas les annonces tonitruantes du garde des Sceaux, se vantant d’un « triplé historique » et d’une revalorisation inédite du traitement des magistrats qui vont nous faire oublier l’essentiel. Nous le répèterons autant qu’il le faudra : l’indépendance de la justice n’est pas à vendre.