Tribune publiée le 26 février 2013 dans le journal Libération par Simon Foreman, président de la CFCPI dont le Syndicat de la magistrature est membre, dénonçant l'amendement apporté à la proposition de loi Sueur qui tend à rétablir le monopole de poursuite du parquet en matière de crimes internationaux, verrou que le texte initial projetait de faire disparaître

Pourrait-on arrêter Pinochet à Paris aujourd'hui ?
La question se pose depuis 1998, année où a été adopté, à Rome, le statut de la Cour pénale internationale. Les auteurs du statut ont estimé que cette nouvelle cour ne pourrait pas, à elle seule, assurer la répression de ces crimes si graves qu’ils «heurtent profondément la conscience humaine» et «touchent l’ensemble de la communauté internationale» : c’est donc à cette communauté internationale toute entière qu’ils ont confié la mission de poursuivre ces crimes, chaque pays devant en déférer les auteurs à ses propres tribunaux.
La même année offrait à l’actualité une illustration magnifique de ce principe de compétence universelle, avec l’arrestation, à Londres, du Chilien Augusto Pinochet, par la police anglaise, au nom d’un mandat émis par un juge espagnol.
Les crimes de guerre et crimes contre l’humanité ont ceci de particulier qu’ils sont souvent commis par des puissants, des armées ou des gouvernements, parfois contre leurs propres populations, dans un contexte de non-droit dans lequel les victimes n’ont ni police ni tribunaux vers lesquels se tourner pour demander protection.
C’est ce non-droit que les Etats réunis en 1998 à Rome ont promis de combler en ouvrant leurs justices nationales aux victimes de crimes internationaux. La Cour pénale internationale n’a plus de ce fait qu’une vocation subsidiaire, ou «complémentaire», ses 18 juges se réservant pour les seuls dossiers les plus graves.
La France n’a mis cette idée en œuvre qu’avec douze ans de retard, par une loi du 9 août 2010, et à reculons. Rachida Dati puis Michèle Alliot-Marie, alors ministres de la Justice, firent adopter par le Parlement une liste de conditions pratiquement impossibles à réaliser, soit autant de «verrous» bloquant la saisine des tribunaux français : résidence habituelle en France du suspect, exigence que dans le pays où ces crimes ont été commis, ils soient punis comme en France, ou encore monopole des poursuites confié au parquet, par dérogation à la règle qui permet aux victimes d’un crime d’engager les poursuites en déposant plainte avec constitution de partie civile.
La gauche avait promis de réviser ce texte quand elle reviendrait aux affaires. François Hollande en avait fait la promesse pendant sa campagne. Le sénateur socialiste Jean-Pierre Sueur, président de la Commission des lois du Sénat, a pris l’initiative en déposant en ce sens la proposition de loi discutée ce 26 février.
La Coalition française pour la Cour pénale internationale a soutenu cette proposition qui visait à retirer l’ensemble des «verrous» adoptés en 2010. Mais les réticences sont aussi tenaces que les promesses sont volatiles : début février, sous la pression des ministères des affaires étrangères et de la justice, la Commission des lois du Sénat a rétabli un des verrous que l’on allait supprimer, et non le moindre : le monopole du parquet.
Si une porte compte quatre verrous et qu’on en retire trois, la porte reste verrouillée : soit on ouvre aux victimes l’accès à la justice, soit on ne leur ouvre pas. Mais les obliger à passer par le filtre du parquet ne revient absolument pas au même. Un procureur n’est pas un juge ! Il est l'une des parties au procès, chargé de la défense des intérêts de la société, et l’on ne peut lui confier simultanément les intérêts des victimes qui ne sont pas nécessairement les mêmes. C’est au juge qu’il revient de statuer sur les différents intérêts en cause, pas au parquet qui ne peut se voir chargé de trier les bonnes et les mauvaises victimes.
Créer une compétence des tribunaux français pour juger les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, mais dire aux victimes qu’elles n’y ont pas accès, revient à vider la démarche de sa substance.
Le droit pénal international a amorcé, en 1998, un formidable virage ; les violences étatiques ne sont plus abandonnées au champ des rapports de forces politiques ou militaires, elles sont désormais passibles de la justice. Plus un chef d’Etat ou de gouvernement, plus un général ou un chef de la police ne sont à l’abri d’avoir un jour à rendre des comptes pour les exactions commises sous leur autorité. C’est un nouvel état du monde auquel tous les pays devront s’habituer. Bien sûr, il n’ira pas sans difficultés, crispations ou tensions diplomatiques. Mais la France est-elle si fragile qu’elle ne puisse accompagner pleinement ce mouvement, s’engager vers une plus grande démocratisation du droit et de la société internationale, et entrer comme de nombreux pays l’ont fait avant elle dans cette nouvelle ère ?
La réponse appartient désormais au Parlement.
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