Courrier commun du Syndicat de la magistrature et du Syndicat des avocats de France

Paris, le 15 décembre 2009

Madame le garde des Sceaux,

Par trois arrêts récents, dont un rendu par la Grande Chambre (SALDUZ, 27 novembre 2008, DAYANAN, 13 octobre 2009 et SAVAS, 8 décembre 2009), la Cour européenne des droits de l’Homme vient de redéfinir précisément les conditions de l’intervention de l’avocat en garde à vue. Ainsi, la plus haute juridiction du Conseil de l’Europe a explicitement posé :

- que « pour que le droit à un procès équitable demeure suffisamment concret et effectif, il faut, en règle générale, que l’accès à un avocat soit consenti dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police, sauf à démontrer, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit » ; le simple fait de prévoir une dérogation au droit d’accès à un avocat « sur une base systématique » pour un type d’infraction donné « suffit déjà à faire conclure à un manquement aux exigences de l’article 6 » ;

- que cette intervention de l’avocat doit permettre « la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention » ;

- que les juges du fond doivent effectuer un contrôle très scrupuleux de la renonciation d’un gardé à vue à l’assistance d’un avocat, et qu’à cet égard, la simple mention « ne réclame pas d’avocat » sur un procès-verbal est insuffisante.

Tant le droit national que la pratique pénale quotidienne sont parfaitement contraires à ces prescriptions, notamment la procédure relative à la criminalité organisée, qui repousse l’intervention de l’avocat à la 48ème ou 72ème heure de la garde à vue. Par ailleurs, le périmètre de cette intervention, qui consiste aujourd’hui en un simple entretien d’une demi-heure maximum entre la personne retenue et son avocat, est désormais obsolète.

Le Syndicat de la Magistrature et le Syndicat des Avocats de France, qui se sont toujours opposés aux régimes dérogatoires de gardes à vue, sont satisfaits que la haute juridiction défende une conception exigeante des droits des personnes gardées à vue et du contrôle de cette mesure coercitive.

Parce que, comme magistrats, ils sont tenus au respect de la Convention européenne des Droits de l’Homme et garants des libertés individuelles, des juges d’instruction et juges des libertés et de la détention demandent désormais aux services de police de notifier aux personnes gardées à vue leur droit de faire aviser un avocat dès la première heure, y compris en matière de criminalité organisée, et refusent de prolonger les gardes à vue lorsque cette formalité n’a pas été respectée sans qu’il en soit justifié par les circonstances de l’espèce.

Dans deux communiqués des 3 et 8 décembre 2009, des syndicats de policiers, le SCPN et Synergie-Officiers, se sont crus autorisés à contester ces pratiques pourtant rendues obligatoires par la simple lecture des arrêts précités. Après avoir outrancièrement qualifié les avocats de « commerciaux », « dont les compétences en matière pénale sont proportionnelles au montant des honoraires perçus », ces organisations ont accusé les magistrats, en termes parfois extrêmement agressifs, de « saboter » le travail de la police et de répondre à des considérations « idéologiques ».

En fait d’idéologie, il est singulier que cette offensive émane des organisations syndicales les plus réactionnaires de la police nationale et soit portée contre des magistrats qui traduisent par leur pratique le seul souci du respect du droit.

Il est plus préoccupant encore, Madame le garde des Sceaux, que vous n’ayez pas jugé utile de réagir à ces attaques certes primaires mais totalement inadmissibles au regard de l’indépendance de l’autorité judiciaire que vous êtes désormais chargée de faire respecter.

Par ailleurs, il vous revient de permettre à la justice de s’adapter aux évolutions jurisprudentielles de la Cour de Strasbourg.

A cet égard, la note de la Direction des affaires criminelles et des grâces en date du 17 novembre 2009, ainsi que la circulaire du 8 décembre 2009, ne sont à l’évidence pas à la hauteur des enjeux.

Prétendre qu’en matière de gardes à vue, la loi française serait toujours conforme à la CEDH relève désormais de la mauvaise foi. Les magistrats du parquet attendent mieux de l’administration centrale que d’être incités par elle à soutenir l’insoutenable en audience publique.

Plutôt que de céder à la fébrilité en imposant des appels systématiques contre les décisions des juges du siège, il conviendrait d’entreprendre une réflexion sereine sur les inévitables conséquences de ces arrêts et de donner des instructions claires aux parquets pour qu’ils adaptent leurs pratiques à ces nouvelles exigences.

Pour l’heure, la réaction de vos services n’a fait qu’alimenter l’incompréhension par certains enquêteurs de décisions rendues souverainement par des juges contraints d’écarter une loi devenue obsolète. Le récent courrier que vous a adressé le ministre de l’Intérieur à ce sujet témoigne à tout le moins de l’illisibilité de votre position.

Lorsque la Cour européenne des droits de l’Homme avait jugé contraire au principe de l’égalité des armes le droit d’appel de deux mois du procureur général, la chancellerie avait su réagir pour adapter la pratique des parquets à cette décision. Il conviendrait qu’il en aille de même dans un domaine qui met en jeu chaque jour la liberté de milliers de citoyens.

A plus long terme, la réforme de la procédure pénale devra tirer les enseignements de ces décisions. Il est désormais évident que l’adoption d’une loi réformant la garde à vue présente une urgence toute particulière.

Cette réforme devra consacrer :
- la notification du droit pour la personne retenue de garder le silence, instituée en 2000 avant d’être supprimée deux ans plus tard ;
- le droit à l’assistance d’un avocat lors de toutes les auditions ;
- l’accès au dossier de la procédure par l’avocat.

Défense des magistrats injustement mis en cause, adaptation des pratiques des parquets aux exigences de la Convention européenne des droits de l’Homme, prise en compte de la jurisprudence européenne dans le cadre de la réforme de la procédure pénale… Autant de sujets sur lesquels le monde judiciaire attend, Madame le garde des Sceaux, des réponses claires et rapides de votre part.

Compte tenu de l’importance de ces questions pour les magistrats, les avocats et pour l’ensemble des citoyens, vous comprendrez que nous rendions public le présent courrier.

Nous vous prions d’agréer, Madame le garde des Sceaux, l’expression de notre considération distinguée.

Pour le Syndicat de la Magistrature, Clarisse Taron, présidente

Pour le Syndicat des avocats de France, Jean-Louis Borie, président