Madame la garde des Sceaux,



La presse s’est récemment fait l’écho de votre volonté de faire construire 6000 nouvelles places de prison « pour atteindre le seuil de 63 000 ». Il ne s’agit certes pas d’une annonce officielle – vous auriez exprimé cette intention lors d’une rencontre informelle avec des journalistes –, mais vous n’avez pas démenti cette information, qui suscite d’importantes interrogations et inquiétudes de notre part.



Confirmez-vous l’existence d’un tel projet – que vous n’avez pas évoqué lorsque vous nous avez reçus le 30 mai et dont nous n’avons pas davantage été informés par votre cabinet lors de notre rencontre du 13 juin, alors que la question carcérale a été précisément abordée à l’occasion de ces deux entrevues ? Dans l’affirmative, pouvez-vous nous indiquer son contenu exact et les raisons qui justifieraient selon vous d’accroître ainsi une nouvelle fois le parc pénitentiaire ? Ce projet s’inscrirait-il dans le cadre du programme de construction de près de 25 000 places inclus dans la loi relative à l’exécution des peines du 27 mars 2012 – votée in extremis par l’ancienne majorité, malgré une forte opposition au Sénat – ou s’agirait-il d’un programme autonome ? Quel serait son coût et comment serait-il financé ? Qu’en est-il des autres constructions programmées ?



Le 13 juin, nous avions demandé à votre cabinet si des contrats de construction avaient déjà été signés par Michel Mercier après le vote de ladite loi, nous n’avions pas obtenu de réponse : pouvez-vous nous indiquer si tel est le cas et, dans l’affirmative, nous informer à la fois sur le contenu de ces contrats (localisation et taille des établissements, cahiers des charges) et sur la position que vous entendez adopter à leur égard ? Vous auriez fait part de votre hostilité aux « partenariats public-privé » (PPP) en cette matière, ce dont nous nous réjouissons : la construction de ces 6000 places se ferait-elle ou non dans le cadre de PPP ?



Par ailleurs, la mention d’un objectif de 63 000 places signifie-t-elle que vous n’envisagez pas, simultanément, la fermeture d’établissements vétustes ?



Au-delà de ces questions qui, pour partie, se recoupent, mais procèdent du flou qui entoure cette information, nous souhaitons vous redire solennellement qu’il ne saurait y avoir de véritable changement dans les domaines judiciaire et pénitentiaire sans remise en question franche et assumée de la triste routine carcérale.



Selon la presse, vous auriez jugé la construction de ces 6000 places

« évidente » : le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne l’est pas, ne serait-ce que parce qu’elle paraît contredire le « changement de paradigme » que vous sembliez fort justement appeler de vos voeux sur ce sujet lorsque nous nous sommes rencontrés, ainsi que vos déclarations encourageantes en faveur d'un développement des alternatives à l’emprisonnement passant notamment par la création d’une « peine de probation »

. Certes, l’objectif absurde et dangereux de 80 000 places ne semble plus être à l’ordre du jour, mais il serait tout aussi vain et néfaste de poursuivre plus lentement dans cette fausse logique d’extension continue du domaine carcéral. Il n’existe pas, dans une société donnée, de taux « naturel » d’incarcération au-delà duquel les tensions inflationnistes n'existeraient plus : l’expérience, même et surtout récente, démontre à l’inverse que plus on construit de places de prison, plus le nombre d’incarcérations augmente, et plus la surpopulation carcérale s’accroît... Avec le coût humain, social et financier que l’on sait.



Au demeurant, l’objectif de 63 000 places ne semble pas pouvoir être mécaniquement justifié par la nécessité de garantir l’encellulement individuel, puisqu’il y avait au 1er juin 66 915 détenus dans les prisons françaises.



C’est donc, en réalité, d’une politique volontariste et globale de déflation carcérale que nous avons besoin. Afin que l’emprisonnement devienne enfin une peine strictement nécessaire, de dernier recours, et non plus une sanction banale, génératrice d’une désocialisation massive qui préjudicie tant aux personnes qu’à la société. Moins de détenus (et plus un seul en surnombre), des peines plus utiles, des établissements moins sécuritaires, les droits des personnes incarcérées pleinement respectés : telles sont les pistes de la vaste réforme pénitentiaire qui s’impose, dans l’intérêt de tous. Nous sommes à votre disposition pour vous faire part de nos propositions en ce sens si, comme nous le souhaitons, vous décidiez d’entreprendre une concertation sur ce sujet crucial.



Dans l’attente de vous lire, nous vous prions d’agréer, Madame la garde des Sceaux, l’expression de notre haute considération.



Pour le Syndicat de la magistrature,

Matthieu Bonduelle, président