Déjeuner "Narcoprison" à Vendôme : notre Lettre ouverte au garde des Sceaux
Publié le March 5, 2025
Monsieur le garde des Sceaux,
Nous avons reçu, cet après-midi, votre invitation à un déjeuner demain midi avec l’ensemble des organisations syndicales pénitentiaires et de magistrats, sans ordre du jour, ni autre élément de contexte, et ce, pour le lendemain de votre présentation du plan « narcoprison » devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, pour lequel vos services n’ont initié aucune consultation préalable des organisations représentatives.
Si, lors de votre nomination, nous vous avions indiqué être prêtes à nous entretenir avec vous et votre cabinet, il nous semble primordial que ces rencontres soient avant tout des réunions de travail organisées en temps utile s’agissant de projets à venir du ministère de la Justice. Nous avons ainsi décidé, pour les motifs exposés, de décliner cette invitation, tout en nous tenant parfaitement disposées à vous rencontrer prochainement dans un cadre établi et selon des modalités concertées.
Lors de notre première et unique rencontre, nous vous avions exposé les doutes des magistrates et des magistrats quant à votre capacité à valoriser l’indépendance de l’autorité judiciaire et à porter, pour notre pays, le projet d’une justice démocratique et en capacité de fonctionner dignement. Vous nous aviez alors fait part de votre attachement à l’État de droit et de votre volonté de consulter les organisations syndicales avant tout projet de réforme du ministère. Deux mois après votre arrivée au ministère de la Justice, force est de constater que ces deux engagements ne sont pas tenus.
Nous prenons connaissance de l’ensemble de vos projets de réforme par voie de presse et vos discours laissent à penser que l’État de droit n’est pas un impératif mais un luxe réservé à quelques-uns seulement. Vous impulsez ainsi votre politique de façon unilatérale, sans la moindre concertation avec les organisations syndicales – ni de magistrats, ni de l’administration pénitentiaire, ni de la protection judiciaire de la jeunesse – ni même, semble-t-il, avec vos propres services. Cette absence de consultation sur le fond des sujets pour lesquels vous aviez concédé devant nous ne pas être expert, aboutit à des propositions déconnectées du terrain, voire inconséquentes, qui, si elles permettent la mise en scène quasi-quotidienne de votre « fermeté », interrogent sur la réalité de votre intérêt pour les besoins de l’institution judiciaire.
S’agissant de la lutte contre la criminalité organisée, il s’agit là d’un enjeu majeur, sous-estimé des années durant par les pouvoirs publics, qui nécessite un changement d’orientation des politiques pénales classiquement appliquées et justifie, sans aucun doute, des prises en charge adaptées en fonction du degré d’implication des personnes concernées. Toutefois, vous avez choisi, dans votre circulaire de politique pénale générale, de perpétuer cette même demande de « réponse ferme et immédiate » à la délinquance qui laisse depuis des décennies le champ libre aux échelons supérieurs des réseaux criminels. Surtout, derrière vos diverses propositions destinées à juguler la poursuite des « trafics » en détention, surgit le spectre d’une politique pénitentiaire en perte de repère.
Vous défendez ici, un régime carcéral plus rigide pour les « détenus les plus dangereux » ; là, un régime plus souple pour les auteurs d’infractions de moindre gravité, évoquant la création de places supplémentaires de semi-liberté et le développement du travail d’intérêt général afin de favoriser la réinsertion. Pourtant, à vos actions concrètes sur le premier volet correspondent bien peu de précisions sur le second, qui concerne pourtant la majorité des personnes incarcérées. Dans quels ressorts ces augmentations seront-elles mises en place ? Avec quel budget et quels effectifs ? Dans quels délais ? Faut-il douter du caractère sérieux de ces annonces lorsque, finalement, en parfaite contradiction avec ces orientations, vous décidez de supprimer des activités de réinsertion que vous disqualifiez de façon démagogique en activités « ludiques et provocantes » ?
Concernant le projet de narcoprison exposé au Figaro le 20 février dernier et aujourd’hui, devant la représentation nationale, vous proposez « de couper du monde » des centaines de détenus pour les soumettre à un régime ultra-sécuritaire – absence ou presque de parloirs, pas d’accès au juge sinon en visioconférence, fouille systématique, surveillance accrue. Cet isolement « total » serait décidé pour « 4 ans renouvelables » sur simple décision ministérielle. Ces traitements destructeurs pour l’individu seraient ainsi moralement acceptables car exceptionnels, et justifiés, car au service de la sécurité nationale. Assurément, faire du respect des droits fondamentaux un avantage qui ne devrait être concédé par l’État qu’aux « méritants » a le vent en poupe. Mais le mécanisme du dispositif dérogatoire s’étend fréquemment au-delà de sa cible initiale, si bien que l’exception finit souvent par devenir la règle. L'État ne saurait ainsi répondre à l’emprise des réseaux criminels par des procédés qui violent les droits humains sans que la distinction entre les « méritants » et les « non-méritants », entre les « dangereux » et les autres, ne vienne rapidement se brouiller et percuter plus largement le corps social.
En outre, les personnes visées – « 100 », « 600 ou 700 », à quoi correspondent ces chiffres ? – seraient celles que le ministre et son administration qualifieront de « dangereuses » – selon des critères pour le moins flous – après recueil du simple avis de l’autorité judiciaire. L’administration pourrait ainsi sélectionner, sur la base de notes des services de renseignement, les personnes qui seront soumises à ce régime dans des proportions possiblement importantes et pour l’heure, mal circonscrites. Vous le savez, l’autorité administrative, qui a certes le pouvoir d’organiser les prisons, n’offre de garanties ni du respect des droits, ni du contradictoire ; lui octroyer des prérogatives aussi exorbitantes, c’est exposer un nombre croissant de justiciables à l’arbitraire, pour une plus-value très contestable. C’est, en outre, laisser à un autre exécutif, demain, le champ libre pour redéfinir comme bon lui semble les contours et le contenu de cette catégorie de détenus.
Au demeurant, les dépenses de l’État que vous vous apprêtez à engager seraient mieux dirigées vers la mise en place d’un mécanisme contraignant de régulation carcérale et de programmes de réinsertion pour toutes celles et ceux qui n’ont pas leur place en prison. Associée à l’augmentation des moyens dévolus à la prise en charge en « milieu ouvert », l’efficacité de ces orientations pour réduire l’ancrage dans la délinquance, juguler les risques de récidive et favoriser la désistance a été démontrée. S’agissant du problème bien réel de la poursuite d’activités en lien avec la criminalité organisée en détention, le fait d’incarcérer dans des proportions strictement nécessaires permettrait d’augmenter d’autant les capacités de prise en charge et d’encadrement des personnes détenues aux profils les plus impliqués. Cela amènerait, corrélativement, l’amélioration des conditions de travail des surveillants et des personnels et l’augmentation de la sécurité des établissements pénitentiaires. Il s’agirait là d’une voie rationnelle, économique et respectueuse d’une certaine éthique de l’action publique.
Enfin, si le cadre des droits « fondamentaux » – interdiction des traitements dégradants, accès au juge, droit à un procès équitable – a un sens, c’est précisément pour ces détenus qui sont privés du reste de leurs droits, quelle qu’en soit la raison. Seule une société s’obligeant à mettre en œuvre une justice respectueuse de garanties élémentaires est légitime à exiger de ses citoyens qu’ils respectent la loi, et s’élève ainsi au-dessus du registre de la vengeance. Se détourner de cette exigence consubstantielle à l’État de droit serait, aujourd’hui, comme demain, contraire à l’intérêt général.
Veuillez recevoir, Monsieur le garde des Sceaux, l’expression de notre vigilante considération.
Judith Allenbach
Présidente du Syndicat de la magistrature
Télécharger Lettre ouverte au garde des Sceaux du 4 mars 2025