Tribune publiée le 10 septembre 2014 sur le site Mediapart à quelques jours de l'examen par l'assemblée nationale du projet de loi relatif à la lutte contre le terrorisme

Avec l’ouverture de l’examen parlementaire du projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme revient dans le débat la question de l’amplitude des atteintes aux libertés fondamentales acceptables dans une démocratie au nom de la préservation de celle-ci - ou plus vraisemblablement de la sécurité de ses membres - contre la menace terroriste. Paradoxalement c’est bien là, dans cette version paroxysmique de la dialectique sécurité-liberté, que se niche le moins de vigilance.
Ce n’est pas faute pour la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) d’avoir, dès 1978, délivré cet avertissement dans son arrêt Klass contre Allemagne : « consciente du danger inhérent à pareille loi de surveillance, de saper, voire de détruire la démocratie au motif de la défendre, la Cour affirme que les Etats ne sauraient prendre, au nom de la lutte contre l’espionnage et le terrorisme, n’importe quelle mesure jugée appropriée ». La CEDH exhorte là les démocraties à ne pas se perdre en recherchant à tout prix l’efficacité - souvent bien illusoire - pour contrer le terrorisme.
Sage précaution, pourtant si peu suivie dans l’histoire de la législation anti- terroriste, qui souffre d’un déficit démocratique de type procédural et se caractérise par une érosion continue des libertés qui ne se cantonne pas à la lutte anti-terroriste mais contamine le droit pénal.
Aujourd’hui comme hier, le projet de loi anti-terroriste est placé sous le sceau de l’urgence. Il réduit à portion congrue le débat démocratique déjà suspendu symboliquement par l’invocation de la menace terroriste. Menace d’autant plus insidieuse qu’elle est insaisissable, qui fonctionne tel un argument d’autorité suprême forçant en douceur le consentement de la société civile et des parlementaires. Voilà qu’il suffit de dénombrer les djihadistes en puissance surveillés par les services de renseignement, de convoquer la figure de parents - réellement - désemparés par le départ à l’étranger d’un des leurs et de relayer l’appel des professionnels à l’ajout de nouveaux outils à l’arsenal pénal et administratif pour emporter l’adhésion. Pour convaincre ces parlementaires de la majorité qui, il y a peu, rejetaient avec fermeté les dispositifs de contrôle du net [[En 2011, le parti socialiste s’était opposé (jusqu’à le déférer devant le Conseil constitutionnel) au blocage administratif des sites pédo-pornographiques introduit par la LOPPSI 2, alors jugé inapproprié, inefficace et porteur d’effets pervers.]] ou la création de nouvelles incriminations pénales[[Le rapport de la commission d’enquête sur le fonctionnement des services de renseignement français dans le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés, rédigé sous la direction des députés Cavard et Urvoas, rejetait en mai 2013 l’idée de la création d’une incrimination d’entreprise terroriste individuelle.]] intervenant toujours plus tôt dans la détermination criminelle.
Mais c’est bien le propre de la recherche de l’équilibre : il ne suffit pas de brandir un phénomène, si significatif soit-il, pour que les mesures jugées appropriées deviennent insoupçonnables, inattaquables.
Or qu’est devenu le débat politique ? Et qui se fait aujourd’hui le défenseur de nos libertés pour garantir le caractère exceptionnel des atteintes ? Le poste de vigie a été déserté il y a longtemps et les poches d’exceptionnalisme nées de l’invocation de menaces successives n’ont jamais disparu de notre droit. Au contraire, elles se sont accumulées, à tel point que l’exception est devenue permanente. La présence militaire dans l’espace public au nom du plan Vigipirate n’est-elle pas aujourd’hui si banale aux yeux de nos concitoyens ? Le contrôle des déplacements de l’ensemble des citoyens (par la création de fichier des passagers aériens), le recours à la biométrie, le contrôle du net introduits dans notre droit à la suite des attentats du 11 septembre 2001 ne l’ont pas quitté.
Ces techniques de surveillance de la population dans son ensemble deviennent permanentes et irréversibles. Cet effet de cliquet est d’autant plus préoccupant que nombre de ces mesures servent en réalité d’autres fins: l’extension des possibilités de contrôle (contrôles d’identité aux frontières [[La loi du 23 janvier 2006 relative au terrorisme autorise de nouveaux contrôles d’identité frontaliers]], fouilles de véhicules...), votées au nom de la protection de la société contre le terrorisme, a plus contribué à la poursuite de délits mineurs et la reconduite à la frontière de pères de famille qu’à la découverte de desseins criminels !
Ce nouveau projet de loi anti-terroriste, qui intervient 18 mois après le précédent texte en la matière [[La loi n° 2012-1432 du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme a modifié les règles d’application de la loi pénale dans l’espace, introduit une nouvelle incrimination, modifié le régime procédural des actes de provocation et d’apologie d’actes terroristes et prorogé des dispositions relatives aux contrôles d’identité et à la surveillance administrative des données]], participe clairement de ce phénomène d’érosion continue des libertés. Il s’articule autour de trois axes en matière terroriste : le parachèvement d’un arsenal pénal toujours plus englobant, les atteintes à la liberté d’expression notamment par l’accroissement du contrôle du net et la reconnaissance à l’administration de pouvoirs sans cesse plus exorbitants sur les citoyens.
Loin d’être dérisoire, l’extension par l’article 7 du projet de la compétence du pôle anti-terroriste parisien à de nouveaux délits traduit la poursuite de la centralisation des affaires entre les mains d’un pool de magistrats spécialisés du parquet et du siège, travaillant en étroite collaboration avec les services de renseignement. Ce n’est pas nier leur grande qualité, ni ignorer la nécessité d’une connaissance spécifique des problématiques en jeu, que d’alerter sur le risque associé à une proximité qui crée des réflexes, des évidences communes et d’appeler à une suppression de cette centralisation au profit de pôles régionaux.
L’arsenal pénal est surtout renforcé – une nouvelle fois – par la création, à l’article 5, d’une incrimination, l’entreprise individuelle à visée terroriste, qui entend saisir toujours plus précocement l’intention et veut confier aux magistrats de l’ordre judiciaire une mission de neutralisation préventive, à laquelle l’association de malfaiteurs créée en 1996 les a déjà initiés [[Près de 9/10ème des interpellations et mises en examen se font sur la base de l’infraction d’association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste, qui constitue un motif de condamnation dans 50 à 80% des cas et a pu être utilisé, comme le revendiquait Jean Louis Bruguière, pour donner un « coup de pied dans la fourmilière ».]]. Mais pénaliser des intentions exprimées dans la solitude sans attendre le commencement d’exécution juridiquement requis pour caractériser une tentative est une évolution dangereuse. Le « cadre » proposé par la commission des lois, qui voudrait que soient réunis, au-delà de l’intention spécifique, au moins deux éléments matériels [[La détention ou recherche d’objets ou substances de nature à créer un danger pour autrui et un élément parmi ces 5 : renseignement sur un lieu ou une personne ou entraînement aux armes ou entraînement aux explosifs ou entraînement au pilotage ou consultation de sites.]], ne résiste pas à l’analyse. Cela ne suffit ni à exclure les risques de dérive, ni à convaincre de l’efficacité de telles dispositions face à des individus par essence difficilement identifiables.
Deuxième axe de ce projet, des restrictions supplémentaires à la liberté d’expression, tout particulièrement sur le net, sont envisagées. Le projet propose, dans son article 4, de parachever le mouvement entamé par la loi de décembre 2012 en excluant de la loi de 1881 sur la presse les délits d’apologie de terrorisme et de provocation au terrorisme. Au-delà de l’aggravation des sanctions, ce retrait a deux effets: il signifie symboliquement que ces infractions ne relèvent pas du questionnement fondamental sur la liberté d’expression et la liberté de la presse et il finit de soumettre les auteurs présumés de ces délits à un régime procédural dérogatoire dans une matière sensible. Car, loin des évidences du débat médiatique, les praticiens savent combien il est complexe de définir une frontière entre ce qui relève de l’infraction pénale (plus précisément en matière terroriste dont la définition n’est jamais purement juridique mais contient une dimension politique évidente) et ce qui reste dans les limites de la liberté d’exprimer une opinion – si contestable soit-elle sur le fond.
Or, allant encore plus avant, le législateur envisage, dans son article 9, de confier à l’autorité administrative le pouvoir de demander le retrait de contenus qui relèveraient de ces délits et, à défaut de retrait dans les 24 heures, de procéder au blocage des sites. L’intervention possible d’une personnalité nommée par la CNIL dotée du droit de saisir la juridiction administrative, ne suffit pas à rendre légitime une procédure qui confie à l’autorité administrative le pouvoir de déterminer ce qui relève dans un discours de l’apologie ou la provocation au terrorisme et ce qui reste une contestation de l’ordre social, politique ou économique. Et il ne suffit pas de rappeler les contours actuels du pouvoir de police administrative pour rendre légitime une telle procédure, quand il aurait été possible de réglementer la procédure judiciaire, soumise au principe du contradictoire, de retrait des contenus pour permettre une intervention en urgence.
En réalité, cette procédure traduit bien le troisième axe de ce texte, qui veut confier à l’autorité administrative de nouvelles prérogatives lui permettant d’étendre son contrôle sur les citoyens. Il est alors question, à l’article 1, de donner à l’autorité administrative le pouvoir d’interdire à un citoyen français de quitter le territoire national, à l’issue d’une procédure en trompe l’œil dans laquelle l’audition est postérieure à la décision, en présence d’un avocat alibi qui ne pourra pas consulter les pièces – d’évidence classées secret défense. Une décision prise par l’autorité administrative, dont on peine à imaginer comment elle aura pu déceler qu’une personne aura l’intention, là-bas ou à son retour, de commettre un acte terroriste, sauf à entendre qu’il s’agit là de confier par son truchement aux services de renseignements les pouvoirs de placement sous contrôle judiciaire des juges d’instruction... La même analyse
conduit à contester les dispositions de l’article 2 du projet, qui entend confier à cette autorité le pouvoir d’ordonner des interdictions d’entrer en contact avec des personnes désignées, aux étrangers ayant fait l’objet d’une décision d’expulsion mais assignés à résidence faute de mise en œuvre de l’éloignement [[Etrangers qui pourraient d’ailleurs se voir assignés dans les lointains territoires français d’outre-mer, le projet réinventant au passage la relégation...]] . Encore une fois, on choisit d’étendre le pouvoir de police administrative : on écarte autant de garanties procédurales, on retarde un contrôle juridictionnel par ailleurs retiré des mains du juge judiciaire.
Mais, auréolé de toute la légitimité donnée à la lutte anti-terroriste, le texte ne s’arrête pas là et sort innocemment de son champ. Il conforte une tendance historique de la législation en la matière qui veut que les nouvelles dispositions concernent en réalité peu le terrorisme mais bien plus la criminalité en général et la gestion de deux phénomènes que nos démocraties libérales rangent au niveau de fléau : les migrations et les mouvements sociaux contestataires. En effet, les articles 10 à 15 du projet de loi ne concernent pas le terrorisme : ils visent à étendre des pouvoirs d’enquête aux infractions relevant de la criminalité organisée (enquête sous pseudonyme), infléchir le travail policier en ne soumettant plus certains actes à une autorisation judiciaire (déchiffrage des données, modalités nouvelles des perquisitions informatiques), donner à l’administration pénitentiaire des pouvoirs supplémentaires de surveillance des détenus, prolonger la durée de conservation des écoutes administratives (soumises au seul contrôle de la CNCIS et non d’un juge). Ils aggravent enfin la répression des atteintes aux systèmes de traitement automatisé de données, auxquelles le régime de la criminalité organisée pourra être appliqué. Evolution qui est loin d’être anodine, cette infraction recouvrant tant les hacking malveillants que les formes nouvelles – et pacifistes – de contestation de l’ordre social par certains mouvements sociaux [[En 2013, une action pacifique de blocage du site internet d’EDF était menée par des personnes se revendiquant des Anonymous, pour contester l’utilisation d’énergie nucléaire.]], dont on a pu voir, ici et ailleurs, que les autorités y répondaient plus par la voie pénale que par l’ouverture d’un débat démocratique.
Or c’est bien de préserver la démocratie et les libertés de l’ensemble des citoyens qu’il est question. Et en fait de conciliation avec la protection contre le risque terroriste, le déséquilibre est flagrant. Il l’est d’autant plus qu’on nous demande – dans une matière où l’intervention des services de renseignement reste obscure, soustraite à la délibération publique – de « présumer que dans la société démocratique (...) les autorités compétentes appliquent correctement la législation en cause », comme le fit la CEDH en 1978 dans l’arrêt précité. Il est légitime de l’espérer, mais le choix de se « remettre finalement à une pratique correcte des agents de l’Etat lorsque c’est d’eux justement que l’on peut redouter un glissement vers les méthodes de l’Etat policier »[[ Comme le relevait le professeur Gérard Soulier dans Raisonner la raison d’Etat, sous la direction de Mireille Delmas Marty (1989)]] fait naître l’inquiétude.
{{Il devrait à tout le moins conduire à reconsidérer sérieusement cette question : l’équilibre est-il préservé ? Le Syndicat de la magistrature a fait le décompte et la réponse est clairement non.
}}
Françoise MARTRES, Présidente du Syndicat de la magistrature
Laurence BLISSON, Secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature