Observations du syndicat de la magistrature sur le texte issu de la commission des lois de l'Assemblée nationale

Le « projet de loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme », adopté par le Sénat et présenté à l’Assemblée a pour objet affiché est de se substituer, à terme, à la législation d’exception que représente l’état d’urgence. En fait de substitution, il en installe les mécanismes de manière permanente dans notre droit.
La lecture critique de ce texte ne peut dès lors se faire que dans une double référence à l’état d’urgence en vigueur depuis près de deux années et à un point - hélas - aveugle du débat public : l’architecture antiterroriste existante, du droit pénal à ses développements en matière administrative. Avant de détailler, article par article, les critiques du Syndicat de la magistrature contre ce texte – lesquelles doivent conduire à son retrait pur et simple – certaines options gouvernementales doivent être dès à présent contestées : le recours à la procédure accélérée, la prétendue impossibilité de sortir de l’état d’urgence sans adoption de ce texte et la nature globale du projet.
Paris, le 22 septembre 2017
Les commentaires sur les amendements adoptés par la commission des lois de l’Assemblée figurent dans des encadrés qui viennent compléter les observations déjà formulées. En fin de document, sont listées les nouvelles dispositions introduites depuis nos dernières observations de juillet 2017.

Une urgence procédurale intolérable sur le plan démocratique
Une remarque procédurale s’impose comme un préalable : la dénonciation du recours à la procédure d’urgence parlementaire qui confisque à nouveau le débat et prive les parlementaires, et notamment ceux récemment élus, de la capacité d’examiner avec le recul nécessaire ce projet de texte et ses incidences sur les équilibres démocratiques. Le recours à cette procédure accélérée est d’autant plus inacceptable que le calendrier parlementaire serré risque de conduire à des marchandages en commission mixte paritaire, et à l’intégration de dispositions encore plus lourdement attentatoires aux droits.
En matière de législations antiterroristes, cette précipitation a hélas contribué à l’empilement de textes toujours plus dérogatoires, votés sans véritable évaluation préalable des dispositifs existants, de leur nécessité et de leur efficacité. A l’aube d’une nouvelle législature, il est de la responsabilité des parlementaires de refuser d’être ainsi pressés d’adopter une nouvelle loi antiterroriste, à peine une année après deux évolutions majeures, dont nul n’a même examiné l’application : la loi du 3 juin 2016 et la loi du 21 juillet 2016.
Le choix gouvernemental de ne procéder à cette évaluation qu’en 2020, par le biais d’une clause de revoyure, au demeurant réservée à deux mesures, défie toute rationalité. L’histoire des législations antiterroristes témoigne de l’incapacité des gouvernements à revenir sur des dispositifs adoptés, suivant un effet cliquet, de sorte que le caractère temporaire de ces dispositifs peut être qualifié de leurre.
L’urgence pour sortir « rapidement » de l’état d’urgence : un marché de dupes
Le gouvernement prétend conditionner la levée – en novembre – de l’état d’urgence à l’adoption de ce texte et en tirer argument pour imposer la procédure accélérée. Il est dès lors indispensable de répéter que l’état d’urgence ne constitue une mesure ni efficace, ni nécessaire pour prévenir des actes de terrorisme. Il peut et doit être levé immédiatement.
Ce sont essentiellement les enquêtes policières et judiciaires, fondées sur un travail préalable de renseignement, qui permettent de renvoyer devant un juge les personnes contre lesquelles sont réunis des indices graves ou concordants de la commission ou de la préparation d’une infraction. En l’occurrence, les moyens juridiques ne manquent pas – et certains mériteraient d’ailleurs un examen critique – pour une intervention dans le cadre de la loi et de la procédure pénale. Les perquisitions administratives menées en nombre (plus de 4 500) n’ont abouti qu’à l’ouverture de 30 procédures en matière antiterroriste, sans qu’il ne soit démontré de manière transparente que ces enquêtes – pour certaines évoquées dans l’étude d’impact - n’auraient pas pu intervenir dans un contexte intégralement judiciaire. L’exposé des motifs de la 6ème loi de prorogation l’admet, précisant que les mesures administratives n’avaient pas nécessairement « permis à elles seules de justifier l’ouverture de la procédure », dans ces trente hypothèses. A titre d’exemple entre novembre 2015 et novembre 2016, tandis que seules 20 enquêtes étaient – partiellement – imputées à l’état d’urgence, 170 procédures d’information judiciaire avaient été ouvertes par le parquet de Paris.
A l’inverse, l’état d’urgence, régime d’exception, a produit et continue à produire des dérives largement documentées. La très grande majorité de ces perquisitions a donc, soit été détournée de son objectif initial dans un effet d’aubaine pour les services de police, soit visé des personnes contre lesquelles aucun élément n’a pu être mis à jour, à raison de leur pratique religieuse réelle ou supposée ou de leurs fréquentations. Ces personnes ont subi l’intrusion violente des services de police à leur domicile et ces perquisitions ont causé des dommages de long terme, tant sur le plan psychologique que dans leur entourage, générant une suspicion à leur égard malgré l’absence de suites. Pour le voisinage ou la clientèle, l’intervention des services de police spécialisées a fait naître une suspicion qui ne sera pas éteinte par l’absence de suite : « l’erreur administrative » continue à avoir des conséquences. Le sort de ces personnes ne peut pas être balayé d’un revers de main, comme si des dommages collatéraux étaient inéluctables et, finalement, acceptables.
En démocratie, il ne peut être déduit du nombre plus faible des intrusions récentes (137 mesures de perquisitions en cinq mois) « le caractère relatif de l’atteinte aux libertés publiques » comme le fait de manière éhontée l’exposé des motifs du projet de loi prorogeant l’état d’urgence. Le nombre des atteintes, qualifié de mesuré, n’est pas de nature à relativiser le fait que chaque atteinte est contraire aux principes fondamentaux. Cet exposé des motifs entretient d’ailleurs un rapport singulier aux chiffres, ajoutant qu’il « serait réducteur d’apprécier l’utilité de cette mesure par le seul prisme de leur nombre », le ratio de 30 procédures pour 4500 perquisitions étant évidemment des plus gênants.
Les assignations à résidence et les interdictions de séjour ont été le foyer des mêmes dérives : entre les militants politiques (lors de la COP 21 ou de la mobilisation contre la loi travail) et les personnes assignées à raison de leurs pratiques religieuses, plus de 400 personnes ont été privées – souvent durablement – de libertés. Près de 35 personnes sont encore assignées aujourd’hui, dont plusieurs depuis plus d’un an, sans qu’aucun indice grave ou concordant d’une des nombreuses infractions terroristes (de préparation ou de soutien) n’ait été réuni contre les personnes concernées.
Les recours juridictionnels n’ont pourtant pas prospéré : le journal Libération a ainsi révélé les premières conclusions d’une étude du CREDOF (centre de recherche et d’études sur les droits fondamentaux), qui sera publiée dans son intégralité au début de l’année 2018. Analysant l’intégralité des décisions rendues, cette étude souligne le faible taux de recours des personnes visées et le faible succès des recours. Si 21% des requêtes trouvent une issue favorable « une partie d’entre elle consiste en une suspension uniquement partielle, qui ne remet pas en cause la décision concernée ».
L’explication réside, pour les chercheurs du CREDOF, dans le fait que les juges administratifs ont appliqué un « contrôle de proportionnalité de façade », sur des
décisions fondées dans près de la moitié des cas sur les seules « notes blanches » des services de renseignement, constituées par des affirmations (sur les fréquentations et les idées des personnes visées) non objectivées, peu étayées et non sourcées.
Cette analyse ne signe pas une juste application du droit : elle démontre au contraire que les prétendus garde-fous ou garanties procédurales de la loi du 3 avril 1955 ne constituent pas des voies de recours effectives. Dès lors que le texte confère au pouvoir exécutif un pouvoir exorbitant sur des bases définies de manière très vagues, que les juridictions admettent des modes de preuve dégradées (les notes blanches, contre lesquelles la défense est entravée) et une utilisation des mesures de l’état d’urgence à des fins opérationnelles (contre les militants politiques pendant les grands événements pour ne pas distraire les services de police), la démonstration est faite de l’impossibilité d’un contrôle réel – quel que soit le juge - dans un tel contexte.
Au demeurant, la France a, hélas, subi plusieurs attentats durant le temps de l’état d’urgence et même depuis l’importation, par la loi du 3 juin 2016, aggravée par la loi du 21 juillet 2016, de certaines mesures de l’état d’urgence dans le droit commun (notamment les assignations à résidence).
L’état d’urgence est donc un dispositif inefficace et dangereux auquel il est urgent de mettre un terme, sans que la sécurité collective en soit amoindrie. Celle-ci réside en réalité dans un travail moins visible et de plus long terme des services de renseignement, de police judiciaire et des magistrats chargés de ces contentieux complexes, selon des règles procédurales clairement définies en référence à des infractions pénales.
La focalisation sur l'état d’urgence éclipse les moyens juridiques existant dans le droit pénal antiterroriste : il est saisissant de constater que les débats autour de sa nécessité négligent quasi systématiquement de rappeler les propriétés de l'architecture pénale en la matière. Or, l’arsenal pénal antiterroriste français est l'un des plus développé en Europe : centralisé à Paris et fonctionnant en lien étroit avec les services de renseignement, doté de pouvoirs dérogatoires accrus par l'accumulation des textes (régime propre aux techniques d’enquête et de surveillance incluant des possibilités de perquisitions, de surveillance informatique et autres techniques policières élargies, durées de garde à vue et de détention provisoire allongées, régime des peines alourdi), il adopte une logique très majoritairement préventive.
En effet, par exception, le droit pénal - et l'activité judiciaire - antiterroriste se caractérise par la centralité des infractions préparatoires ou de soutien : association de malfaiteurs à visée terroriste, entreprise terroriste individuelle depuis la loi du 13 novembre 2014 et autres infractions de financement ou de préparation du terrorisme. Ces incriminations pénales sanctionnent des comportements à visée terroriste en préparation, sans requérir la caractérisation d'un acte accompli. L’association de malfaiteurs à visée terroriste, retenue dans plus de trois quarts des procédures judiciaires ouvertes, est caractérisée par la seule entente formée en vue de commettre un acte de terrorisme (par référence à une liste très large d’infractions), constituée par des actes préparatoires qui peuvent n'avoir rien d'illégal en eux-mêmes. Une manifestation supplémentaire de cette tendance est l’instauration d’un délit de consultation habituelle de sites djihadistes, dans lequel l’élément intentionnel du délit se réduit à rien : censuré par le Conseil constitutionnel pour cette raison, il a été immédiatement réintroduit par le législateur, avec une clause de style censée répondre à la critique. La jurisprudence a admis une appréciation très large de ces infractions pénales, au point de s’éloigner assez radicalement des principes directeurs du droit pénal. Cette évolution, si elle mérite une critique déterminée, n’en est pas moins une réalité qui doit être prise en compte au stade législatif. A droit constant, il est ainsi faux de prétendre que seul l'état d'urgence, ou l'action de police administrative serait en capacité d'intervenir rapidement pour "prévenir" un attentat, et non les outils relevant du judiciaire. Quotidiennement, les procureurs et juges d'instruction antiterroristes dirigent des enquêtes visant des personnes pour les projets qu’elles élaborent et non pour des actes déjà commis.
Une différence fondamentale, de nature, demeure avec l'état d'urgence et avec les mesures antiterroristes administratives (interdiction administrative de sortie du territoire, assignation administrative à résidence, retenue pour des contrôles administratifs) : les règles de procédure pénale sont dérogatoires mais clairement définies, elles organisent le débat contradictoire (au stade de la mise en examen puis tout au long de la procédure) sous le contrôle d’un juge indépendant et assurent que les éléments de preuve sont recueillis et compilés dans une procédure écrite et – en principe – intégralement soumise aux parties. Les auteurs des procès verbaux sont identifiables, de même que les témoignages, la retranscription répond à des exigences précises. Ces garanties sont certes en recul, compte tenu de l’extension des procédures d’enquête anonymisées ou de recueil des témoignages sous X, mais elles existent.
Un projet de contamination du droit commun par l’état d’urgence
Tout en liant absolument la sortie (différée) de l’état d’urgence et le présent projet de loi, le gouvernement prétend qu’il se distingue par nature de ce régime d’exception, au motif qu’il aurait défini une « cible restreinte » : les terroristes. Cette affirmation doit être ici déconstruite : la continuité entre l’état d’urgence et le présent projet est évidente.
Il est d’abord étonnant de constater la dérive argumentative du gouvernement. Hier, l’état d’urgence était défendu dans les discours publics comme une exception raisonnée, ordonnée au nom de la lutte contre le terrorisme et ne s’appliquant donc qu’aux suspects de terrorisme, ce qui était supposé en assurer la légitimité. Cet argumentaire n’est pas repris aujourd’hui : l’état d’urgence – pour autant prorogé à l’identique – sert de repoussoir. Dans l’analyse, la spécificité du présent projet de loi tiendrait à sa focalisation sur le terrorisme et non plus sur la sécurité et l’ordre publics.
Sur un plan formel, il est vrai que les critères de recours aux mesures d’assignations et de perquisitions ont été redéfinis de manière resserrée, et le terme de « terrorisme » apparaît désormais clairement.
La filiation entre les conditions de recours aux mesures de l’état d’urgence et celles du présent projet de loi n’en est pas moins claire. Elles relèvent de la même logique administrative et préventive : ce qui est en cause, c’est un comportement, une attitude, une simple relation habituelle ou une adhésion privée, ce n’est pas un acte positif d’infraction à la loi pénale.
Quant aux mesures elles-mêmes, elles ne diffèrent pas de celles de l’état d’urgence. Au moment de l’adoption de la loi du 3 juin 2016, le précédent gouvernement assumait bien plus explicitement l’intégration dans le droit permanent de pouvoirs relevant de l’état d’urgence : les assignations à résidence pour les personnes de retour d’un théâtre d’opérations terroristes et les retenues administratives pour procéder à des vérifications. Aujourd’hui, le discours procède par minoration : en témoigne le choix sémantique de disqualifier les assignations en « mesures individuelles de surveillance » et les perquisitions en « visites et saisies ».
Pourtant, il ne fait aucun doute que ces mesures sont la reproduction à l’identique, ou quasi à l’identique, des mesures de l’état d’urgence et qu’elles viseront les mêmes individus. Les personnes encore assignées aujourd’hui sous le régime de l’état d’urgence seront, à n’en pas douter, les cibles de ces mesures à venir. Interdiction de quitter un territoire défini par le ministre de l’intérieur, pointage ou port d’un bracelet électronique mobile, obligation de déclarer ses déplacements, ses identifiants : le dispositif est bien similaire à celui de l’état d’urgence dans sa nature. Il n’en diffère que par l’abaissement, très relatif, du degré de contrainte. En réalité, cette diminution est elle-même discutable : une contrainte lourde mais – en théorie du moins – temporaire et exceptionnelle est-elle réellement supérieure à une contrainte légèrement moindre mais applicable de manière permanente sans caractère exceptionnel ?
L’analyse des perquisitions aboutit évidemment à la même conclusion : la juxtaposition des deux textes (de l’état d’urgence et du présent projet de loi) est à cet égard éclairante. Le mécanisme y est strictement identique, à l’exception de l’introduction surprise - et concrètement indolore pour l’administration - du juge des libertés et de la détention.
L’étude d’impact reconnaît implicitement l’identité entre les mesures de l’état d’urgence et celles de ce projet de loi, puisqu’il est question de permettre aux services de continuer à user de certaines pratiques de « déstabilisation des réseaux terroristes » et de recueil d’informations. La perquisition a pour objectif l’accumulation de données informatiques hors des procédures judiciaires et l’assignation à résidence pour effet d’entraver concrètement la liberté de circulation et d’ainsi faciliter la surveillance de personnes contre lesquelles aucune procédure judiciaire n’a été ouverte.
Les « périmètres de protection », qui constituent en réalité des périmètres de surveillance (autre élément de novlangue) sont tout autant le prolongement des mesures de contrôle d’identité et de fouilles pouvant être ordonnées par les préfets dans le cadre de l’état d’urgence, avec quelques variations. En moins, la possibilité de contrôler l’identité, mais, en plus, l’extension des agents compétents pour procéder aux fouilles (police municipale, sécurité privée) et surtout la possibilité d’expulser de l’espace public une personne qui refuserait de s’y soumettre.
Le présent projet de loi procède bien à une normalisation de l’état d’urgence par sa diffusion dans le droit permanent. Il approfondit la brèche ouverte en la matière par la loi du 3 juin 2016, et ouvre la voie à de nouveaux élargissements futurs, comme le démontre l’histoire des législations en la matière. A titre d’exemple, l’assignation à résidence introduite dans la loi du 3 juin 2016 a vu sa durée prolongée à peine un mois plus tard, dans la loi du 21 juillet 2016.
L’introduction du juge judiciaire ne change rien à l’affaire
L’un des arguments invoqués pour prétendre à une différence de nature entre l’état d’urgence et le présent projet de loi tient dans l’action du juge judiciaire. Cet argument ne mérite d’être examiné que pour les perquisitions (visites et saisies) : concernant les autres mesures, l’autorité judiciaire, prise en la personne du procureur de la République, est seulement informée, comme elle l’est déjà dans l’état d’urgence pour des raisons (de coordination et de prise en charge des suites judiciaires éventuelles) plus opérationnelles que principielles.
Ainsi donc, le juge des libertés et de la détention (JLD) a-t-il été introduit pour autoriser les perquisitions, dont le statut devient indéfini. Relevant pleinement de l’autorité judiciaire mais demeurant sur proposition administrative, les informations recueillies (notamment informatiques puisque c’en est, au fond, la raison d’être) sont destinées à une exploitation administrative par les services de renseignement, sauf identification d’une infraction pénale. Surtout, le critère d’intervention du JLD est identique à celui des assignations, mesures de police administrative, et sort donc de la trame de l’intervention judiciaire ; la référence à une infraction à la loi pénale se voit remplacée par la logique spéculative de la police administrative. Si l’intervention systématique et a priori d’un juge indépendant restreint en principe le pouvoir de l’administration, son contrôle s’opère sur des bases et dans des conditions qui contredit dans les faits cette restriction. Dès lors que le critère d’autorisation est vague et spéculatif, le contrôle juridictionnel l’est tout autant, outre qu’il se fonde sur des exigences probatoires dégradées.
C’est la raison pour laquelle le Syndicat de la magistrature estime que l’introduction opportuniste du juge des libertés et de la détention ne sauve pas les perquisitions administratives. A l’inverse, en tirant l’autorité judiciaire dans la logique putative
propre à ces nouvelles mesures de police administrative, le texte produit une hybridation dangereuse, qui accélère un basculement à l’œuvre depuis plusieurs années. Dans un numéro récent des Archives de politique criminelle, consacré au terrorisme en 2016, Pierrette Poncela a ainsi bien identifié les mécanismes par lesquels l’autorité judiciaire devient un « accessoire » de la répression administrative et une forme de « soumission du judiciaire au politico-administratif ».
Qu’elle intervienne pour autoriser des mesures de police administrative ou pour réprimer le non-respect de ces mesures (les assignations à résidence notamment), l’autorité judiciaire se perd dans cette mission. Pierrette Poncela identifie ainsi clairement « la naissance d’infractions administrativo-pénales pour lesquelles le droit pénal est sous la dépendance de l’activité d’autorités administratives et l’accessoire de mesures de sécurité administrative ».
Ce double mouvement met en péril le droit à la sûreté : le droit pénal empiète sur le domaine de la police administrative par les incriminations et interventions préventives, tandis que se développe une police administrative clairement répressive, toujours plus étendue, qui tente d’asseoir certaines des mesures les plus restrictives de libertés sur un contrôle illusoire du juge judiciaire.
Un projet qui s’intègre dans un basculement plus large et dangereux
Les dernières évolutions législatives – et le présent texte – organisent un basculement, une évolution radicale de la police administrative. Les pouvoirs confiés aux autorités exécutives sont d’une nature particulièrement intrusive ou privative de droit. Qu’il s’agisse de la possibilité d’interdire à un citoyen français de quitter le territoire français, à un étranger d’y pénétrer, à une information d’être accessible sur un site internet (mesures introduites dans la loi du 13 novembre 2014) ou des assignations et retenues administratives (prévues par la loi du 3 juin 2016), un pas a clairement été franchi.
Traditionnellement attachée à des comportements collectifs – bien plus rarement individuels – susceptibles de générer des troubles à l’ordre public (selon une vision déjà spéculative), la police administrative voit son champ déplacé vers un trouble toujours plus virtuel, qui réside dans la personne censée le causer plus que dans sa caractérisation, elle-même étant de plus en plus souvent éludée, ainsi que le soutient Maxence Chambon.
Inspirée par un principe de précaution incompatible avec la matière à laquelle il s’applique, cette évolution constitue une rupture fondamentale avec les principes
démocratiques de l’intervention étatique, fondée sur un droit pénal d’interprétation stricte et une police administrative mesurée.
C’est bien la mise en garde qu’opérait Mireille Delmas Marty dans une interview au Monde en avril 2016 « l’anticipation dans le domaine pénal ne doit pas être sans limite. Il est nécessaire de tenter de prévenir le crime quand le risque est avéré, mais il est discutable d’intervenir en amont quand le risque est incertain ». La même observation vaut évidemment pour le droit pénalo-administratif qui poursuit son dangereux développement.
Une nécessité : refuser ce texte aux implications lourdes et repenser l’architecture dans son ensemble
L’étude qui suit a vocation à expliciter, disposition par disposition, les raisons pour lesquelles ces mesures ne sauraient être introduites dans notre droit. Le rejet de ce texte s’impose donc, sans qu’une logique d’amendement puisse faire sens. Surtout, l’urgence est à la réflexion d’ensemble sur les dispositifs antiterroristes, plutôt qu’à la précipitation vers l’empilement de dispositifs aux conséquences lourdes pour les équilibres démocratiques. C’est bien la prudence à laquelle invitait la Cour européenne des droits de l’Homme lorsqu’elle affirmait que les Etats ne sauraient prendre, au nom de la lutte contre le terrorisme, n’importe quelle mesure jugée par eux appropriées, risquant ainsi de saper les fondements de la démocratie au prétexte de la défendre.
L’analyse du texte article par article sera ici classée en deux grandes catégories : les mesures dites ciblées et celles qui relèvent de formes de surveillance indifférenciées.
Intégralité des observations en pièce jointe.
Les commentaires sur les amendements adoptés par la commission des lois de l’Assemblée figurent dans des encadrés qui viennent compléter les observations déjà formulées. En fin de document, sont listées les nouvelles dispositions introduites depuis nos dernières observations de juillet 2017.

Observations au 22.09.17 (765.84 KB) Voir la fiche du document