Formation/recrutement des magistrats

Depuis quelques mois, l’ENM est l’objet d’attaques de plus en plus franches, issues de divers horizons : d’une partie croissante de l’échiquier politique qui la tient responsable d’un laxisme imaginaire des juridictions pénales; de la part d’un ancien avocat devenu depuis garde des Sceaux qui y voit une école du corporatisme; de la part de l’Elysée et de Matignon reprochant pêle-mèle une déconnexion du terrain, un manque de diversité et une méconnaissance du fonctionnement de l’Etat.


Après une séquence difficile, certaines de ses attaques sont en train de se décanter. Pour l’instant, l’arrivée du garde des Sceaux n’a pas été suivie d’autres effets que la nomination d’une avocate à la tête de l’ENM. Celle-ci nous a accordé un entretien à notre demande le 16 novembre, et a présidé en début de semaine son premier conseil d’administration. Elle a tenu dans ces deux enceintes un discours adapté, soulignant la qualité de la formation dispensée par l’ENM, et insistant sur la nécessité de mieux la valoriser. Elle garde de sa précédente vie professionnelle une volonté d’améliorer les relations au sein de la communauté judiciaire, et notamment à l’égard des avocats, faisant le diagnostic que les relations se sont notamment détériorées à la suite de la construction de nouveaux palais de justice, constat que nous partageons et que nous avions notamment développé devant la mission relative à l'avenir de la profession d'avocat présidée par Dominique Perben.


Elle nous a informés d’une réflexion menée, sous l’égide de la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, pour une déclinaison du rapport Thiriez (voir nos observations sur ce rapport [ici->http://syndicat-magistrature.org/IMG/pdf/analysedurapportthiriez3.pdf]). Deux sujets seraient en cours de discussion :


-* D’une part, la mise en place d’un tronc commun aux « écoles de la haute fonction publique » : le rapport Thiriez recommandait en effet la mise en place d’une séquence de 6 mois en début de scolarité, ce qui aurait eu pour effet de réduire significativement la formation effective des auditeurs de justice. Ce projet aurait été abandonné, et serait désormais en discussion la mise en place de séquences communes à ces grandes écoles, essentiellement par la mise en commun de sessions à distance, sur des sujets qui peuvent déjà être abordés en cours de scolarité. L’impact serait donc minime et permettrait de sauvegarder la qualité de la formation. Nous demeurerons cependant vigilants sur le contenu des enseignements communs, leurs modalités, et leur effet sur les équilibres de la formation actuelle en termes d’acquisitions des techniques professionnelles et d’ouverture.

 


-* D’autre part, le renforcement de la diversité au sein de l’ENM. L’ENM ne souhaite pas faire partie des écoles qui expérimenteraient la mise en place d’un concours égalité des chances. Dans un premier temps, seraient explorées des pistes plus traditionnelles : création d’une classe préparatoire intégrée dans l’Est, réflexion concernant la suppression de l’épreuve de culture générale, etc.


Le rapport Thiriez n’est pas encore éparpillé façon puzzle, mais le pire semble s’éloigner. Il est néanmoins trop tôt pour crier victoire. Notre premier sujet d’inquiétude est que certaines fragilités de l’ENM persistent, au premier rang desquelles une dépendance très forte vis-à-vis de l’autorité de tutelle. Cette dépendance est avant tout budgétaire, mais ses implications dépassent ce seul champ. L’ENM dépend pour l’essentiel d’une subvention pour charge de service public, ses ressources propres étant très limitées (les tentatives d’augmenter les recettes propres s’avérant au demeurant parfois peu fructueuses). Or, l’augmentation de la subvention pour charge de service public est relative, et pas toujours en lien avec les nouvelles attributions qui incombent à l’ENM. L'ENM est donc contrainte de solliciter des compléments en cours d’année ou de piocher dans le fonds de roulement, qui diminue progressivement, ce qui est conforme à la doctrine du ministère de l’Economie, qui estime que le fonds de roulement des opérateurs publics au nombre desquels figure l’ENM doit être maintenu à un bas niveau.


Pour l’année 2021, les prévisions au 31 décembre 2021 font état d’un fonds de roulement de 1,29 mois de fonctionnement. Certes, l’Ecole ne fait - en tout cas pas publiquement - état de projets qu’elle n’aurait pas pu mener faute de financement. Elle ne contredit pas non plus la DSJ lorsque celle-ci assure que l’Ecole aura suffisamment de fonds pour assumer ses responsabilités. Néanmoins, cela maintient l’ENM dans une situation de dépendance à l’égard du ministère peu compatible avec l’indépendance de la justice. A cet égard l’ENM est-elle en mesure de résister aux demandes de la chancellerie de mettre en place des formations pour vanter les réformes adoptées par le ministère, parfois sans plus-value pédagogique? Comment peut-elle refuser qu’un représentant de la chancellerie vienne s’exprimer sans motif ? Cet état de dépendance a, par ailleurs, pour effet de court-circuiter le conseil d’administration de l’ENM : l’essentiel des décisions se prennent en amont, entre l’ENM et la chancellerie, et le conseil d’administration tend à ne plus être qu’une chambre d’enregistrement, ce qui est au demeurant renforcé par le poids qu’a la DSJ dans la gestion de la carrière des magistrats.

 

 


Notre seconde préoccupation, et non sans lien avec le premier sujet, est que l’ENM poursuit son virage vers le distanciel. Il s’agit d’un processus entamé avant l’épidémie, mais qui a subi une nette accélération avec le contexte épidémique actuel, tant en ce qui concerne la formation initiale que la formation continue. Les auditeurs de la promotion 2020 ont ainsi expérimenté une très grande partie de leur scolarité le distanciel, et il a fallu la mobilisation d’une partie de leur promotion pour qu’ils puissent reprendre au mois de décembre les simulations en présentiel.


Ce virage a d’importantes implications en matière budgétaire : il nécessite des investissements significatifs, mais permet, à terme, d’espérer une réduction de certains postes de dépense. Il présente par ailleurs un avantage réel en ces temps incertains, puisqu’il permet de continuer les formations quel que soit le contexte épidémique. Il habilite enfin l’ENM - et par voie de conséquence la chancellerie - à se parer des vertus de l’innovation, ce qui n’est pas le moindre des avantages dans le contexte politique actuel. Notre crainte est que ce virage soit irréversible, et qu’il se fasse au détriment de la formation en présentiel, qui a fait ses preuves, et qui seul permet une interaction de qualité entre enseignant et apprenants. Nous estimons donc qu’avant toute accélération vers le distanciel, doit être réalisé un bilan approfondi des avantages comparés entre le distanciel et le présentiel, en prenant en compte tant la qualité de l’enseignement que les capacités de concentration des apprenants. La nouvelle directrice, qui souhaite, à la suite de sa prise de fonction, qu’un audit soit réalisé, s’est dite ouverte à ce que les activités distancielles soient intégrées dans le champ de cet audit.