Monsieur le garde des Sceaux,

L'arbitrage ministériel du 30 septembre 2010 a consacré le transfert des missions d'extractions judiciaires du ministère de l'intérieur au ministère de la justice et des libertés. Selon vos propos tenus le 29 mars 2011, « Plusieurs missions de sécurité assurées habituellement par le ministère de l'Intérieur seront désormais prises en charge par les forces de sécurité du ministère de la Justice et des Libertés composées de personnels pénitentiaires. Il s'agit notamment du transfert de détenus dans les unités hospitalières sécurisées interrégionales, de la sécurisation des enceintes judiciaires, ou bien encore de la prise en charge progressive des transfèrements entre les prisons et les tribunaux. Pour assurer ces nouvelles missions, 800 emplois seront transférés sur trois ans (2010-2013) du ministère de l'intérieur vers le ministère de la justice et des libertés. »

Cette réforme vise à rationaliser les missions et à recentrer celles des forces traditionnelles de sécurité vers leur mission première. Le Syndicat de la magistrature n'est pas opposé bien sûr à ce que les extractions notamment soient désormais réalisées par des agents du ministère de la justice. Toutefois, compte tenu des conditions dans lesquelles ce transfert de charges a été imposé par le ministère de l’intérieur, on ne pouvait que s’inquiéter de ses conséquences pour le ministère de la justice au budget notoirement insuffisant. Nos inquiétudes sont aujourd’hui largement confirmées.

Trois régions ont été choisies comme lieux d'expérimentation : l'Auvergne et la Lorraine en septembre 2011 et la Basse-Normandie en décembre 2011. Les premières constatations faites à la suite des ces expérimentations suscitent la plus vive inquiétude au sein de l'institution judiciaire.

Ainsi, au plan national, les 800 nouveaux agents prévus à échéance de 2013 pour effectuer ces transfèrements - sans même évoquer la question de la sécurisation des bâtiments judiciaires - sont notoirement insuffisants. Votre prédécesseur, Michèle Alliot-Marie, consciente de l'impossibilité de faire face à ces nouvelles charges avec si peu de moyens avait d'ailleurs sollicité, dès le mois d'octobre 2010, l'attribution de 100 emplois supplémentaires, mais sans être entendue.

Pourtant, la Cour des comptes aurait évalué le nombre d'agents nécessaires à plus de 2000 ... tandis que jusqu'à l'année dernière au moins 1200 gendarmes et policiers étaient mobilisés pour effectuer ces tâches. On voit donc mal comment aujourd'hui l'administration pénitentiaire pourrait faire face au même volume d'activité avec un quart d'agents en moins.

En Auvergne, l'administration pénitentiaire a réparti comme suit le nombre de fonctionnaires affectés aux transfèrements :

- 5 pour le Puy de Dôme

- 3 pour l'Allier

- 3 pour la Haute Loire et le Cantal

et ce, pour huit établissements pénitentiaires et pour environ 185 détenus provisoires répartis entre plusieurs juridictions avec une durée d'extraction variant entre une heure et une journée selon l'éloignement. Pour le seul département du Puy de Dôme, il s'agit de réaliser une moyenne de 2,6 extractions par jour avec au minimum 2 agents par escorte.

A Nancy, la plateforme comptera 8 agents pour les établissements de Maxéville, Toul et Ecrouves alors que le seul TGI a sollicité une moyenne de 22 extractions par semaine sans compter les besoins de la cour d'appel et de la cour d'assises.

Les prévisions d'emplois ne pourront donc permettre de faire face aux demandes des magistrats.

Certes, dès 2009, dans une circulaire au demeurant illégale, les services de la chancellerie avaient imposé aux juridictions, sous la menace de sanctions financières, de réduire le nombre des extractions de 5%. L'objectif avait même été dépassé puisque la baisse constatée avait été de 6,4%. Mais aujourd'hui, sachant qu'elle ne pourra pas faire face à ses charges nouvelles, la chancellerie annonce une nouvelle baisse de 20% des extractions judiciaires. La « marge de progression » évoquée par votre porte-parole réside évidemment et une fois de plus, dans le recours accru à la visio-conférence dont on imagine qu'elle deviendra bientôt le mode normal d'accès au juge pour le justiciable. Une meilleure gestion des audiences devrait permettre aussi, selon vos services, d'atteindre ce but alors que la loi sur la participation des citoyens-assesseurs en correctionnelle va alourdir considérablement la charge des audiences.

Pour y parvenir, vous avez confié aux directions interrégionales de l'administration pénitentiaire la supervision de l'ensemble des services d'extraction au sein de l'ARPEJ (autorité de régulation et de programmation des extractions judiciaires). Il appartiendra aux magistrats sollicitant une extraction de s'inscrire sur un « agenda partagé » dont les priorités seront gérées par l'AP.

Cette manière de procéder pose de graves difficultés. De principe d'abord car on voit mal comment, juridiquement, quiconque pourrait arbitrer entre les différentes demandes et décider de ne pas procéder à une extraction ou plutôt choisir d'en faire effectuer une plutôt qu'une autre.

Par ailleurs, les délais étant contraints pour les débats concernant la détention et les audiences de comparutions immédiates notamment, il est à craindre que les cabinets d'instruction voient leurs demandes retardées avec, pour corollaire, la paralysie des procédures d'informations judiciaires et le rallongement des délais de détention provisoire en contradiction avec les exigences de la Cour européenne des droits de l'homme.

On comprend dès lors que votre porte-parole ait pu estimer que le ministère « n'est pas encore complètement calé sur le scénario. » même si - est-ce de l'ironie? - il considère que « la sécurisation de la place Vendôme (…) offre de nouvelles perspectives professionnelles aux agents pénitentiaires. »

Une fois de plus, le transfert des charges a été mené au détriment du ministère de la Justice et des Libertés et au mépris des principes qui doivent régir la procédure pénale, dans une logique exclusivement comptable.

Il est inacceptable que vos services fassent mine d’ignorer la situation catastrophique dans laquelle vont plonger les juridictions, situation dont ils ne manqueront pas ensuite de les rendre responsables.

Compte tenu des conséquences de cette réforme pour les justiciables, vous comprendrez que nous rendions ce courrier public et nous vous prions d’agréer, Monsieur le garde des Sceaux, l’expression de notre considération vigilante.