Tribune parue dans Libération le 9 juillet 2010

Depuis quelques heures, une petite musique court sur les ondes : le procureur de la République de Nanterre estime «qu’il pourrait être envisageable de faire vérifier les éléments révélés dans les conversations» enregistrées au domicile de Liliane Bettencourt et le procureur général de Versailles confirme qu’il «envisage effectivement une enquête pour blanchiment». Diable ! Le parquet serait donc finalement indépendant et s’apprêterait à faire subir à l’exécutif de durs moments ! Regardons-y d’un peu plus près…

Premier bémol : le rapport du procureur de Nanterre à sa hiérarchie, dont le journal le Monde a révélé quelques éléments, lui propose une analyse de l’affaire et de ses suites envisageables «sauf meilleur avis de votre part». La formule, classique, est celle de la soumission au bon vouloir de l’autorité supérieure ; autrement dit le procureur de Nanterre n’agira qu’avec l’accord de son procureur général. C’est un peu : «retenez-moi, où je fais un malheur !» Ce n’est pas, en tout cas, la meilleure preuve de l’indépendance d’un procureur «de base».

Quant à l’autorité supérieure du procureur général, la garde des Sceaux soi-même, que dit-elle ? Qu’elle «ne fera pas obstacle» à une enquête que le parquet peut effectivement décider d’engager. Si l’on prend la ministre aux mots, elle aurait donc délibérément choisi de laisser le parquet libre d’agir. On serait confondu d’admiration devant une telle largeur d’esprit si les instructions individuelles par lesquelles la ministre demanderait le classement d’une affaire étaient autorisées. Mais, deuxième bémol, elles ne le sont pas. Autrement dit, la ministre n’a pas le choix, mais elle laisse néanmoins entendre qu’elle l’aurait… Lapsus ou propos délibéré ? Dans un cas comme dans l’autre on reste songeur quant à la conception qu’ils traduisent de ses relations avec la hiérarchie parquetière…

Au demeurant, la garde des Sceaux a l’art des formules accommodantes chaque fois qu’il s’agit de s’expliquer sur les liens entre l’exécutif et la justice. Interrogée sur les relations entre l’entourage de madame Bettencourt et le conseiller justice de l’Elysée, elle croit en effet suffisant de répondre : «Il est logique que l’on s’informe, et informer ne veut pas dire intervenir.» Lorsque l’on apprend, par les fameuses écoutes, qu’en réalité madame Bettencourt a pu être informée, par avance et par les bons soins de ce même conseiller justice, de la décision que le procureur de la République prendrait, plusieurs semaines plus tard, de classer la plainte de sa fille, on voit que l’information n’est pas seulement montante, mais aussi descendante et qu’elle se nourrit de concertations étroites entre l’Elysée et le parquet de Nanterre.

Troisième bémol : l’enquête préliminaire, que le parquet «envisage» d’ouvrir présente finalement de nombreux avantages. Car quelle serait l’alternative, au point où nous en sommes des révélations qui sont désormais sur la place publique, sinon l’ouverture d’une information judiciaire, confiée à un juge d’instruction, autrement dit un juge indépendant ? Nul ne doit être dupe : c’est bien le contrôle d’une enquête, désormais devenue inévitable, qui constitue aujourd’hui l’enjeu pour l’exécutif. Et de ce point de vue une enquête préliminaire est bien le moindre mal !

Pour preuve, la promptitude avec laquelle le procureur de la République de Nanterre a relevé appel du jugement du tribunal correctionnel décidant un supplément d’information dans le cadre de l’affaire d’abus de faiblesse dont il était saisi et qui justifiait toutes sortes d’investigations sur la gestion de la fortune de madame Bettencourt. Il faudrait être naïf pour admettre, comme on tente de le faire croire, que cet appel serait le fruit de la seule animosité personnelle qui opposerait ce procureur à la présidente de ce tribunal. Ce serait faire injure, d’ailleurs, à la collégialité dans le cadre de laquelle ce supplément d’information, à haut risque pour l’exécutif, a été décidé par un tribunal composé de trois magistrats indépendants.

Maîtriser l’enquête, c’est bien sûr en contrôler l’objet et le périmètre, mais c’est aussi en dominer la chronologie. Et de ce point de vue, quatrième bémol, le moins que l’on puisse dire, c’est que, pour l’instant, le temps est géré de manière assez équivoque. On remarquera d’abord que le procureur de la République de Nanterre a été plus prompt à ouvrir une enquête préliminaire pour violation de la vie privée qu’à s’intéresser au contenu même d’écoutes qui suffisait pourtant largement, dès l’origine, à justifier quelques investigations. On ajoutera que si l’ouverture d’une enquête pour blanchiment est officiellement différée, le temps de vérifier l’authenticité de ces enregistrements, cette précaution n’a pas été jugée nécessaire, alors même qu’elle l’était tout autant, pour enquêter sur une atteinte à la vie privée. On remarquera enfin qu’un rapport du 23 juin du procureur de la République de Nanterre est encore examiné avec circonspection, près de quinze jours après, par sa hiérarchie, qui «envisage» d’y donner suite un jour prochain : décidément, cette prudence fait contraste avec la célérité avec laquelle il a été décidé que le tribunal ne devait surtout pas s’occuper de cette affaire.

Que conclure de tout ceci à ce stade ? D’abord, que, comme le Syndicat de la magistrature le dit, le statut du parquet et l’indépendance toute relative dont il dispose ne sont pas à la mesure des pouvoirs considérables qui sont les siens et de la tentation permanente de l’exécutif d’en disposer comme d’un bras armé pour mieux contrôler les affaires sensibles. Et aussi que lesdites affaires sensibles ne peuvent et ne doivent être confiées qu’à des magistrats, qu’ils s’appellent juges d’instruction ou autrement, disposant de toutes les garanties d’indépendance nécessaires. Car ne nous y trompons pas : sans l’initiative d’une procédure prise par la fille de Madame Bettencourt et la ténacité d’une presse qui retrouve ses réflexes de contre- pouvoir, il n’est pas tout à fait sûr que le parquet général de Versailles «envisagerait» aujourd’hui d’ouvrir une enquête pour blanchiment.

Patrick Henriot, vice-président du Syndicat de la magistrature

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