A l'heure où la Chancellerie propose de former par anticipation ceux qui souhaitent se destiner à la carrière de chef de tribunal ou de cour d'appel, le Syndicat de la magistrature décrypte les effets pervers d'une évolution qui écarte - volontairement? - le CSM d'un recrutement qui, in fine, s'imposera à lui... Par une ultime circulaire en date du 2 novembre 2010, Michèle Alliot-Marie a fait connaître sa décision de « mettre en place une formation préalable aux fonctions d’encadrement ». Prenant le nom de « Cycle supérieur d’administration de la justice (C.S.A.J.) » et dispensée par l’Ecole nationale de la magistrature selon un cycle annuel de trois jours par mois sur une période de dix mois, cette formation « concernera une quarantaine de magistrats hors hiérarchie, du premier grade ou inscrits au tableau d’avancement, qui pourraient être amenés à exercer des attributions de direction, d’animation ou de gestion, notamment en qualité de chef de juridiction et de cour ». L’admission et le suivi de ce cursus sont prudemment présentés comme « offrant aux autorités de nomination un élément d’appréciation complémentaire de la carrière du magistrat sans préjudice de leurs prérogatives ».

Par-delà des objectifs affichés peu contestables, les modalités de mise en oeuvre de cette formation se révèlent porteuses de graves régressions pour l’indépendance des magistrats en général et des chefs de juridictions en particulier.





I. Des objectifs affichés peu contestables

Qui pourrait contester, en effet, la nécessité de mieux préparer les chefs de juridictions à l’exercice de responsabilités accrues, qui suscitent le maniement d’un corpus de règles administratives et financières de plus en plus complexe et, plus généralement d’un savoir-faire spécifique ?

On observera seulement que l’objectif d’une meilleure formation aux fonctions de chef de juridiction pourrait sans doute être atteint, pour l’essentiel, au moyen d'une formation spécifique intervenant après nomination dans ces fonctions, formation que la même circulaire rend d’ailleurs opportunément obligatoire.

On ajoutera incidemment que, même à admettre l’utilité d’une action de formation « à toutes fins » en amont d’une hypothétique nomination, la conception des missions et moyens des chefs de juridiction qui transpire de certains des modules du programme prévisionnel pour le cycle 2011 peu générer une certaine inquiétude. Alors que le module relatif à « l’action manageriale » débute par un ronflant « Connaître son potentiel et son style managérial », le dialogue social ne constitue qu’un appendice du sous-paragraphe relatif à la gestion des conflits… De même, figure au titre des trois éléments constituant le module « Déontologie et discipline des magistrats » un inquiétant sujet d’étude intitulé « la détection des comportements » !

Mais admettons, provisoirement, qu’il ne s’agit là que d’options de contenu qui ne remettent pas en cause le dispositif en son principe...

Au fondement de la création du CSAJ est invoquée, outre le nécessaire renforcement d’une formation préparant à des fonctions très spécifiques, la nécessité « d’assurer une meilleure gestion prévisionnelle des emplois et des compétences au sein du corps judiciaire ». Mieux que le précédent, cet objectif peut sans doute paraître justifier la volonté de créer un « vivier » de candidats aux fonctions de chefs de juridictions, dont la motivation et les prédispositions seraient ainsi en quelque sorte garanties par le suivi de ce cursus.

Mais, lorsque l’on connaît l’importance stratégique que la Chancellerie attache à sa capacité à peser – voire davantage – dans les processus de nomination, n se doit d’être particulièrement attentif aux modalités de sélection des magistrats éligibles à cette formation et à son articulation avec les principes qui gouvernent les nominations dans les fonctions de chef de juridiction : c’est précisément à cet égard que ce « Cycle supérieur d’administration de la justice » apparaît contestable.

II. Des modalités de mise en œuvre gravement attentatoires à l’indépendance

{1. La sélection des magistrats : la carotte et le bâton, encore et toujours...
}
L’accès à ce cursus de formation est en principe ouvert à tous les magistrats susceptibles d’accéder aux fonctions de chef de juridiction. Les candidatures seront transmises à la Direction des services judiciaires par les chefs de cour, assorties de leur avis « circonstancié » – ainsi que de celui du chef de juridiction, établi après entretien avec les intéressés.

Comment mieux organiser la docilité des magistrats à l’égard de leur hiérarchie si ce n’est, précisément, en conditionnant à un avis favorable leur accès à un cycle de formation dont tout indique, quelles que soient les précautions de langage du ministère, qu’il sera déterminant pour candidater utilement à des fonctions supérieures ?

Plus qu’un simple pouvoir d’évaluation, c’est bien un pouvoir d’intervention directe sur la carrière des magistrats qui est ainsi conféré aux hiérarques. Aucune précision n’est à cet égard apportée, d’une part, quant aux critères objectifs que les chefs de juridictions devraient mettre en œuvre pour justifier leurs avis, positifs ou négatifs, et encore moins, d’autre part, quant aux critères que la DSJ mettra elle-même en œuvre pour sélectionner, finalement, les candidats « élus ».

Il n’est à l’évidence pas admissible que le risque de déplaire pèse aussi lourdement sur la pratique professionnelle quotidienne de magistrats qui peuvent légitimement aspirer à des fonctions de gestion et d’encadrement sans pour autant partager les options managériales ou jurisprudentielles de leur propre chef de juridiction ou sans avoir à redouter les conséquences, par exemple, de leur engagement syndical.

Des événements récents, illustrant l’usage par des chefs de juridictions de leur pouvoir d’affecter les magistrats ou de les changer de service pour des raisons étrangères à leurs compétences, montrent suffisamment que l’attribution de ce moyen de pression supplémentaire porte en germe des risques sérieux.

Mais la mise au pas qui est ainsi recherchée se double d’une grave amputation des prérogatives du Conseil supérieur de la magistrature.



{
2. L’articulation avec les prérogatives du Conseil supérieur de la magistrature : un pouvoir sous contrainte}


Rappelons que le CSM dispose d’un pouvoir exclusif de proposition pour les nominations aux fonctions de président de tribunal de grande instance, de premier président de cour d’appel, et de magistrat du siège à la Cour de cassation. Pour les magistrats du parquet, il n’émet qu’un avis simple.

Certes, le nouveau dispositif de formation ne porte pas directement atteinte aux prérogatives du CSM.

Mais comment ne pas voir que l’admission à ce cycle et le suivi de la formation correspondante deviendront indispensables pour espérer être proposé par le Conseil à des fonctions de président ou de premier président ou pour espérer faire l’objet d’un avis favorable pour l’accès aux fonctions de procureur ou de procureur général ?

On imagine mal en effet comment, en dehors de quelques rares exceptions, le Conseil pourrait délibérément – et contre toute logique apparente – exercer son pouvoir de présentation ou délivrer des avis favorables en faveur de candidats qui n’auraient pas suivi ce cursus de formation, censé pourtant préparer, dans des conditions optimales, à l’exercice des fonctions et responsabilités correspondantes.

Mieux vaut reconnaître que, la plupart du temps, le Conseil sera en pratique lié, dans l’exercice de son pouvoir de présentation, par les choix que la Chancellerie aura opérés en amont en sélectionnant les magistrats éligibles à ce cycle supérieur d’administration de la justice, d’autant qu’il n’a pas accès à la « base M » répertoriant l’ensemble des desiderata des magistrats. Dès lors, prétendre que le suivi de cette formation ne constituera qu’un élément d’appréciation complémentaire « sans préjudice des prérogatives des autorités de nomination » relève au mieux de la naïveté, au pire de la mauvaise foi. La réalité est au contraire qu’en mettant en place cette filière ad hoc, la Chancellerie et, par son intermédiaire, le pouvoir exécutif, préemptent par avance la liberté de choix du CSM en constituant un vivier incontournable de futurs hiérarques.

A l’heure où un CSM prétendument rénové – mais en réalité affaibli – doit se mettre en place, cette atteinte à la plus essentielle de ses prérogatives dit suffisamment à quel point l’objectif moderniste d’une meilleure gestion prévisionnelle des emplois et des compétences constitue le prétexte d’une nouvelle étape dans le formatage et l’inféodation de la hiérarchie judiciaire.

Ajoutons qu’en présélectionnant, sur des critères opaques, des magistrats destinés à cette filière d’administration de la justice, la Chancellerie prend la responsabilité de sanctuariser les fonctions de hiérarchie.

Ce faisant, elle tourne résolument le dos à une conception vivante et ouverte de la gestion des ressources humaines qui privilégierait des parcours alternant l’exercice de fonctions juridictionnelles et d’encadrement.

L’adoption de dispositifs propres à garantir une telle respiration dans le déroulement des carrières et le fonctionnement des juridictions passe en réalité par une rénovation profonde du rôle et des pouvoirs du CSM.


III. Pour un CSM maître de la gestion des ressources humaines

Le Syndicat de la magistrature porte l’ambition d’une gestion des ressources humaines qui ne serait plus tournée, comme elle l’est largement aujourd'hui, vers la satisfaction des impératifs gestionnaires du pouvoir exécutif. Cette ambition suppose de faire de l’indépendance de l’institution judiciaire le point nodal de toute l’architecture institutionnelle.

Dans cette perspective, la gestion des ressources humaines devrait être entièrement confiée à un Conseil supérieur de la magistrature enfin conçu comme l’autorité incarnant pleinement cette exigence d’indépendance et doté des pouvoirs et des moyens nécessaires pour en garantir l’effectivité à tous les stades de la carrière des magistrats et dans tous les aspects de l’exercice de leurs fonctions.

Cette conception nouvelle suppose le rattachement de la direction des services judiciaires à ce Conseil supérieur de la magistrature vraiment rénové, qui se retrouverait dès lors en charge de l’initiative de l’ensemble des nominations. A tout le moins devrait lui être reconnu un pouvoir de substitution lui permettant de proposer une nomination alternative chaque fois qu’il délivre un avis non conforme sur la proposition de la Chancellerie.

Au demeurant, cette refondation doit aussi se décliner au niveau local, en donnant enfin aux assemblées générales un pouvoir réel dans l’administration de la juridiction, pourquoi pas jusqu’à l’élection des chefs de juridiction, qui a cours dans plusieurs pays étrangers.

Il s’agit là, on le voit, de perspectives qui se situent à l’opposé de la conception technocratique et managériale qui sert de toile de fond à la mise en place de ce nouvel instrument de normalisation que constitue le « Cycle supérieur d’administration de la justice ».