Observations adressées au Conseil supérieur de la magistrature dans le cadre de sa saisine par le garde des Sceaux sur le fonctionnement de la justice

Publié le 8 mars 2011

Après "l'affaire de Pornic"...

Mesdames et Messieurs les membres de la formation plénière du Conseil supérieur de la magistrature,
Le garde des Sceaux vous a saisis, par courrier visant l’article 65 de la Constitution, afin que vous lui fassiez part de vos réflexions sur les questions posées par l’affaire dite « de Pornic » s’agissant du fonctionnement des juridictions.
A la suite de la visite de votre Conseil à la Cour de cassation et de la lecture de ce courrier par le président de votre formation, nous appelons votre attention sur les sérieuses interrogations soulevées par cette démarche.
La présentation publique qui en a été faite, tant par le ministre de la Justice que par le chef de l’Etat, a d’abord de quoi surprendre. Pour justifier une telle saisine, le garde des Sceaux a en effet déclaré devant la représentation nationale que les rapports d’inspection relatifs à cette affaire avaient révélé, outre [2]...
Cette initiative présente ainsi d’emblée une connotation disciplinaire, ce d’autant que, comme vous le savez, ces deux responsables ont conclu à l’existence de « fautes » et promis des « sanctions » avant même le dépôt desdits rapports, au mépris des principes les plus élémentaires.
L’exposé des motifs de l’acte de saisine n’est pas non plus dépourvu d’ambiguïté. Outre qu’il fait totalement l’impasse sur le principal enseignement, si l’on ose dire, des rapports de l’Inspection générale des services judiciaires et de l’Inspection des services pénitentiaires – à savoir que le service de l’application des peines et le service pénitentiaire d’insertion et de probation de Nantes ne disposaient pas des moyens nécessaires à l’accomplissement de leurs missions –, il fait état de « difficultés » et de « carences » explicitement imputés aux chefs de juridiction et de cour ainsi qu’aux services concernés.
La question est donc posée de l’objectif réellement poursuivi par le pouvoir exécutif lorsqu’il vous saisit de la sorte. Depuis le début de cette affaire, tout se passe comme s’il lui fallait donner des gages de fermeté à « l’opinion publique » – quand bien même aucune faute n’aurait été commise – au nom d’une étrange conception de la responsabilité politique et du droit. La saisine de votre Conseil s’inscrit dans ce contexte et, manifestement, dans cette logique. Elle permet au garde des Sceaux de laisser accroire qu’il fait « quelque chose » contre des magistrats qu’il a contribué à présenter faussement comme fautifs.
Le contenu même de votre saisine en témoigne : la formulation générale des questions qui vous sont soumises dissimule mal l’intention de vous voir instruire le procès du fonctionnement de la juridiction nantaise...
Nous comptons donc sur votre volonté ferme – dont nous ne doutons pas un instant – de préserver votre indépendance et celle de la magistrature pour ne pas entériner ce détournement para-disciplinaire des dispositions de l’article 65 alinéa 8 de la Constitution telles qu’issues de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008. De même, nous ne doutons pas que votre prochain déplacement au tribunal de grande instance de Nantes sera exclusif de toute recherche de faux coupables qui consacrerait une instrumentalisation de votre Conseil par le pouvoir politique.
Certes, une fois dépouillée de sa dimension « inspection bis », la mission qui vous est confiée peut sembler ténue. La délégation par un chef de juridiction de ses attributions administratives et le rôle des chefs de cour dans la gestion des ressources humaines sont en effet prévus par le Code de l’organisation judiciaire – dont le garde des Sceaux connaît sans doute les dispositions. Quant à l’obligation qui incomberait aux chefs de juridiction et de cour de contrôler les modalités d’organisation des services de leur ressort, le ministre de la Justice n’ignore pas qu’elle ne peut être appréhendée, ne lui en déplaise, que dans la double limite impérative des prérogatives dévolues par le même Code aux assemblées générales et des pouvoirs juridictionnels des magistrats. Enfin, la question de la coordination entre la juridiction et l’administration pénitentiaire renvoie à la récente réforme administrative des services pénitentiaires d’insertion et de probation, bien connue des services de la Chancellerie.
Néanmoins, nous sommes à votre disposition pour contribuer à une exploration des enjeux fondamentaux qui sous-tendent ces interrogations apparemment anodines. Vos préconisations seraient en effet précieuses, qu’il s’agisse de la nécessaire démocratisation du fonctionnement des juridictions ou de l’indispensable renforcement du rôle de votre Conseil dans les réformes qui affectent le fonctionnement de l’institution judiciaire.
Par ailleurs, l’occasion vous est donnée de traiter une question cruciale, particulièrement mise en lumière par l’affaire qui vous vaut d’être saisis et qui hante les questions formulées par le garde des Sceaux : l’impossibilité dans laquelle se trouvent de nombreux magistrats, en l’état des moyens qui leurs sont affectés, d’exercer leur métier dans le respect de nos exigences communes. Plus précisément, nous serons, comme l’ensemble des magistrats, évidemment attentifs à votre avis sur les dispositions qui devraient être mises en œuvre afin que tous soient mis en mesure d’observer – comme ils ne cessent d’en exprimer le souhait – les principes et légitimes recommandations énoncés par votre Conseil, au titre de « la légalité », dans son Recueil des obligations déontologiques des magistrats édité en 2010 :
- « Le magistrat agit avec diligence dans un délai raisonnable. » (D.22)
- « Le magistrat traite toutes les affaires dont il est saisi, sans en négliger aucune. » (d.23)
- « Il les traite sans retard, notamment dans la rédaction des réquisitoires et le prononcé des décisions. » (d.24)
- « Le magistrat dit le droit dans le délai prévu, quelles que soient les éventuelles imperfections, contradictions ou lacunes de la loi. » (d.25)
- « Le respect, par le magistrat, de son obligation de diligence, conditionne la confiance du justiciable et évite le risque, pour l’Etat, d’une action en indemnité contre lui. » (d.26)
Nous souhaiterions également savoir dans quelle mesure la responsabilité des magistrats peut se trouver engagée par référence à ces obligations au regard des moyens dont ils disposent pour travailler.
Enfin, puisque de l’aveu même du garde des Sceaux aucune faute n’a été mise en évidence par l’Inspection générale des services judiciaires et comme, cependant, des « sanctions » ont été annoncées, à l’encontre de magistrats notamment, vous pourriez très utilement faire part au ministre de la Justice de vos réflexions sur la mise en péril du principe suivant, susceptible de résulter de ces annonces de l’autorité politique :
« Les magistrats défendent l’indépendance de l’autorité judiciaire car ils sont conscients qu’elle est la garantie qu’ils statuent et agissent en application de la loi, suivant les règles procédurales en vigueur, en fonction des seuls éléments débattus devant eux, libres de toute influence ou pression extérieure, sans avoir à craindre une sanction ou espérer un avantage personnel. » (A.2)
Le Syndicat de la magistrature est bien sûr tout à fait disposé à vous faire part de ses propres réflexions sur ces différentes questions dans le cadre d’une audition.
Compte tenu de l’intérêt général qui s’attache à ce débat, nous rendons publiques les présentes observations.
Nous vous prions d’agréer, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil, l’expression de notre parfaite considération.
Pour le Syndicat de la magistrature
Clarisse Taron, présidente
[1] Assemblée nationale, première séance du mardi 15 février 2011, questions au gouvernement.
[2] AFP, 17 février 2011.

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