« Rapport Badinter » : Trop modeste pour être honnête.
Annoncé comme le premier acte d'une réforme d'ampleur visant à simplifier et refonder le droit du travail, le rapport remis au Premier ministre par Robert Badinter, président du comité « chargé de définir les principes essentiels du droit du travail », étonne par sa présentation minimaliste et modeste. Sa prétention à ne dégager que des principes et non des règles opérationnelles et à œuvrer « à droit constant » ne doit pas tromper. En réalité, les soixante et un articles et la brève introduction qui composent ce «rapport» préfigurent bien la désarticulation du code du travail qui se dissimule sous l'annonce de sa refondation. Quoique se faisant discret, le projet politique dans lequel il s'inscrit affleure jusqu'à percer, parfois, la neutre carapace du travail des « spécialistes ».
Au demeurant, ses auteurs ne peuvent ignorer ni l'inspiration ni les buts du gouvernement. A y regarder de près, ils épousent la première et prêtent activement la main aux seconds. Son président et le plus éminent de ses membres avaient d'ailleurs devancé l'appel en imputant le mal endémique du chômage à la complexité du droit du travail pour proposer, déjà, dans un petit ouvrage paru l'été dernier, d'en dégager cinquante principes essentiels. La stupeur qu'ils ont provoquée dit assez à quel point leur ralliement à cette prémisse de la doxa néo-libérale, aussi éculée que non démontrée, était lourde de sens.
Quant aux autres membres de ce comité, magistrats ou universitaires, ils ont parfaitement entendu les propos du Premier ministre annonçant à la presse, le 4 novembre dernier, les différentes étapes du processus de réforme du code du travail. Ils ont ainsi engagé leurs travaux en souscrivant pleinement à cette fausse évidence que le droit du travail aurait pour « double fonction » de « protéger les travailleurs et sécuriser les entreprises pour leur permettre de se développer ».
Les principes qu’ils ont dégagés n'ont donc pas été semés hors sol. Le terrain idéologique qui les accueille avait au contraire été soigneusement préparé par les conclusions miraculeusement convergentes de plusieurs rapports plus ou moins officiels. Tous recommandaient de développer la négociation d'entreprise et, pour ce faire, de réduire la place et la force contraignante de la loi tout en assurant la suprématie de l'accord conclu au niveau de l'entreprise sur le contrat de travail. Autrement dit, faire en sorte que chaque employeur, petit ou grand, trouve dans l'abaissement des protections que la loi et le contrat procurent aux salariés la source de la flexibilité maximale qu'il recherche. C'est de l'édifice qui doit surgir de ce projet - porté depuis des années par le Medef - qu'en toute conscience le comité Badinter a posé la première pierre.
Son adhésion à l'ensemble du dispositif idéologique et normatif annoncé par le gouvernement se lit également dans la formulation de plusieurs des principes qu'il a dégagés. Dès l'article premier le ton est donné d'un droit plus opportuniste que « constant ». Il y est précisé que des limitations pourraient être apportées aux droits fondamentaux de la personne au travail si elles sont justifiées « par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise ». Au principe permettant seulement de prévoir des limitations rendues nécessaires par « la nature de la tâche à accomplir » est subrepticement substitué une formule qui contient en condensé la conception dévoyée des fonctions du droit du travail longtemps portée par les tenants de l'orthodoxie libérale et dont le ralliement de la « gauche » a fini par faire la pensée unique.
La rédaction des articles 55 et 57 est plus clairement porteuse, encore, du dérapage parfaitement contrôlé qui fait de « la volonté d'assurer le respect des droits fondamentaux de la personne humaine au travail » le paravent vertueux de l'entreprise de déconstruction de l'architecture même du droit du travail. En énonçant explicitement l'abandon définitif de l'intangibilité du principe de faveur qui, en assurant l’application de la norme la plus favorable, a irrigué le droit du travail pendant des décennies, le comité ne fait pas qu'accompagner un mouvement initié depuis plusieurs années : il en sonne solennellement le glas. On pourra discuter de la pertinence d'une stratégie qui penserait naïvement sauver l'essentiel en laissant à la loi le soin d'organiser ces abandons successifs. Chacun sait que le législateur s'engouffrera dans la brèche béante, comme l’y incite déjà l’avant-projet de loi annoncé par la ministre du travail.
La promotion, des droits fondamentaux auxquels on cherche à assimiler ces « principes essentiels » se réalise, finalement, au « risque d’une reformulation appauvrie d’un ordre public social en péril », selon la formule d’une autre « spécialiste »1. Prémonitoire, elle soulignait que « si nul ne conteste le substantiel apport des droits fondamentaux au droit des relations du travail, il faut prendre garde à ce que leur invocation ne serve d’alibi au démantèlement d’un “certain” droit du travail et ne masque la persistance des phénomènes de pouvoir et de domination qui demeurent au cœur de la relation salariale». Une mise en garde que les membres du comité Badinter ont délibérément ignorée.
Patrick Henriot
Secrétaire national du Syndicat de la magistrature