Pour une réforme du ministère public (2ème partie)

{{Le Syndicat de la magistrature a toujours revendiqué pour le ministère public un statut protecteur. Dans le contexte actuel, cette question apparaît plus centrale que jamais.

En premier lieu, la Cour européenne des droits de l'Homme a envoyé un signal très clair à la France en affirmant, dans son arrêt MEDVEDYEV du 10 juillet 2008, que notre parquet ne saurait être considéré comme une autorité judiciaire, parce qu'il "lui manque en particulier l'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif".

En second lieu, la disparition annoncée du juge d'instruction, statutairement indépendant, et l'accroissement subséquent des pouvoirs du parquet, actuellement placé sous l'autorité et le contrôle du garde des Sceaux, pose nécessairement la question d'une modification du statut du ministère public.

Comme l'indiquait déjà le SM lors de son audition par la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau, en mars 2006:

"Transférer les prérogatives du juge d'instruction à un parquet dépendant, ce serait donner au ministre de la Justice la possibilité de neutraliser définitivement les investigations sur les dossiers gênants. L'emprise déjà importante de l'exécutif sur le judiciaire serait ainsi consacrée au détriment de la séparation des pouvoirs et du procès équitable".

Or, force est de constater qu'aucune réflexion n'a été engagée sur ce point fondamental, ni par le tristement fameux "comité Léger", qui s'est contenté d'affirmer en passant que les magistrats du parquet agissent "selon le principe d'indépendance" (page 8 de son rapport), ni par la Chancellerie, qui a fait de cet angle mort un préalable à la concertation que nous attendons toujours... Tout le monde se souvient également du silence assourdissant du chef de l'Etat à ce sujet dans le discours qu'il a prononcé devant la Cour de cassation le 7 janvier 2009.

Nous avons donc décidé de nous livrer à une analyse approfondie de la situation du ministère public français, qui apparaît à bien des égards singulière.

2ème partie: le détour comparatiste}}

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Il ne saurait être question d’opérer ici une analyse exhaustive des modèles étrangers du ministère public, mais de confronter l’étendue des pouvoirs accordée à ces parquets avec l’importance des garanties statutaires dont ils bénéficient. Des modèles ressortissant de traditions juridiques extrêmement différentes ont été volontairement retenus, en l’occurrence, les modèles italien, allemand, espagnol, américain et portugais.

1. Le modèle italien

1. 1. Le statut du ministère public italien

La Constitution italienne confère au parquet la même indépendance que celle des magistrats du siège à l’égard des autres pouvoirs. Le parquet et le siège forment un corps unique. Tous les membres bénéficient de l’inamovibilité. Le passage des magistrats du siège au parquet, et inversement, est possible et fréquent. Le Ministre de la Justice n’est pas à la tête du ministère public et ne peut avoir connaissance du contenu des enquêtes en cours.

Si le parquet italien est régi par le principe d’indivisibilité, le professeur Geneviève GIUDICELLI-DELAGE souligne la très forte indépendance fonctionnelle de chacun des membres du parquet italien et la grande liberté d’action des substituts, qui ne reçoivent pas d’instructions de leur hiérarchie. Ainsi, un procureur ne peut obliger un substitut à accomplir certains actes et le Procureur Général ne peut se substituer au magistrat désigné pour mener une enquête que par un acte motivé et uniquement dans certains cas limitativement énumérés. Le substitut, sur la base de cet acte, peut d’ailleurs demander l’intervention du Conseil Supérieur de la Magistrature « pour la protection de son indépendance et la bonne administration de la justice ».

A l’audience, une « pleine autonomie » est reconnue au substitut, qui ne pourra être remplacé par le supérieur hiérarchique sans son consentement que dans des cas exceptionnels et avec copie au CSM de l’acte motivé de substitution. Le Conseil Supérieur de la Magistrature français a d’ailleurs relevé, dans son rapport annuel 2001 consacré aux statuts comparés des ministères publics en Europe, que l’Italie conjuguait l’autonomie du parquet et l’absence de hiérarchie interne comme externe.

Toutefois, la loi 25 juillet 2005, qui n’est pas entrée en vigueur faute d’adoption des décrets d’application, est revenue sur ce mode de fonctionnement en limitant l’autonomie des membres du ministère public. Ainsi, le procureur de la République est devenu le titulaire exclusif de l’action pénale et les autres membres du parquet reçoivent désormais des délégations pour la réalisation de certains actes. Cette loi prévoit également la séparation des carrières du siège et du parquet.

1. 2. Les pouvoirs du ministère public italien

Le système italien est, à la différence du système français, fondé sur le principe de la légalité des poursuites, qui devrait protéger les membres du parquet de toute injonction hiérarchique tendant à empêcher celles-ci. Mais ce principe de légalité ne doit pas être surestimé dans la mesure où des tempéraments de plus en plus nombreux ont été apportés.

Par ailleurs, le parquet italien a l’obligation légale d’enquêter à charge et à décharge, ce qui signifie surtout qu’il a l’obligation de faire état des éléments à décharge dont il aurait connaissance dans la conduite d’une enquête.

La police judiciaire est placée sous la subordination du ministère public. Elle est administrativement rattachée au ministère de l’intérieur et à celui de la défense. Tout substitut dispose directement d’au moins un Officier de Police Judiciaire.

La garde à vue n’existe pas dans le système italien. Les policiers peuvent éventuellement recueillir les déclarations de la personne qui fait l’objet de l’enquête, mais l’utilisation de cet acte est très limitée.

Le magistrat du parquet dispose d’un accès télématique à de très nombreux fichiers gérés par le ministère de la Justice (casier judiciaire, détenus, affaires en cours, ...), par d’autres administrations (cartes grises, état civil, registres fiscaux, ...), voire par des entités à but commercial (électricité, gaz, sécurité sociale).

a. Les actes coercitifs

Les actes coercitifs et attentatoires aux libertés publiques, depuis la suppression du juge d’instruction italien en 1989, sont contrôlés par le Juge des Investigations Préliminaires (GIP), qui n’a aucun pouvoir d’initiative. Il contrôle en revanche les actes d’information les plus susceptibles de porter atteinte aux libertés. Soit il autorise ces mesures en amont, soit il valide après coup celles que le Ministère public a prises en invoquant l’urgence.

S’agissant des cadres d’enquête, le glissement est notable vers l’utilisation de procédures abrégées, où le juge est évincé et son contrôle ne s’exerce qu’a posteriori. Cette pratique conduit alors au glissement du pouvoir du juge au parquet puis du parquet au policier.

b. La durée de l’enquête

La durée standard d’une enquête est de 6 mois ou 1 an, et elle est contrôlée par le GIP. Ce magistrat peut prolonger l’enquête par tranches de 6 mois, sur demande motivée du parquet, dans la limite d’une durée totale de 18 mois à 2 ans.

c. Les contrôles concernant l’entrée en voie de jugement

L’opportunité du renvoi devant le tribunal est, en Italie comme ailleurs, un des enjeux cruciaux des rapports au sein du pouvoir judiciaire. En l’occurrence, ce moment de la procédure est contrôlé par le GIP. En cas de demande de classement présentée par le Parquet, le GIP peut en effet imposer la poursuite de l’enquête ou imposer au ministère public de formuler l’accusation dans les 10 jours. En cas de demande par le parquet de renvoi en jugement, un débat contradictoire s’engage entre le ministère public et la défense. Le GUP (juge de l’audience préliminaire) décide le non-lieu ou l’ouverture du procès.

A l’audience, les preuves doivent être établies devant un juge qui ignore les actes de la procédure. C’est pourquoi, ni le GIP ni le GUP ne peuvent faire partie de la juridiction de jugement. Au moment du renvoi, deux dossiers sont constitués : celui du Ministère Public (les procès verbaux des actes de l’enquête préliminaire censés ne servir qu’à étayer la demande de poursuite) et celui servant aux débats (les procès-verbaux des actes d’information qui ne peuvent pas être répétés, le casier judiciaire, les actes relatifs à l’exercice de l’action publique et de l’action civile,...). Cette scission, qui s’est en pratique un peu étiolée, découle du principe selon lequel le jugement doit se fonder sur les éléments de preuve recueillis pendant l’audience. Ce principe a d’ailleurs entraîné des audiences fleuves qui ont valu à l’Italie de la part de la Cour européenne de multiples condamnations pour non-respect du délai raisonnable.

En définitive, le système italien est celui qui porte le plus haut et décline au plus précis le principe d’indépendance de l’autorité de poursuite, ce qui a permis d’envisager en 1989 la suppression du juge d’instruction, sans pour autant compromettre la conduite d’enquêtes politiquement sensibles qui ont pu être menées à terme.


2. Le modèle allemand


2. 1. Le statut du ministère public allemand

Les procureurs allemands ont le statut de fonctionnaires. Le parquet est donc un corps distinct du siège. Les possibilités de passage entre les deux corps sont peu fréquentes mais les formations initiale et continue sont communes.

La loi d’organisation judiciaire impose aux procureurs de la République d’obéir aux directives de leurs supérieurs, que ce soient des directives générales ou des instructions particulières sur une affaire. Le ministère public peut donc recevoir des instructions du Ministre de la Justice, positives comme négatives, sans formes prévues, auxquelles ils doivent se conformer. Les membres du parquet agissent en qualité de représentants du “premier fonctionnaire”, à savoir leur supérieur hiérarchique. Un supérieur hiérarchique peut remplacer un subordonné dans le suivi d’une affaire ou lui enlever cette affaire pour la confier à une autre personne.

Parallèlement, la structure fédérale de l’Allemagne se retrouve dans l’organisation du parquet qui se dédouble en un ministère public fédéral (pour les infractions les plus graves) et un ministère public dans chaque Land, chacun de ces parquets étant fortement hiérarchisé. Toutefois, et il s’agit d’une limite à la puissance du ministère public allemand, le ministère de la justice fédéral ne peut pas interférer sur le fonctionnement du ministère public dépendant de l’exécutif de chacun des Länder.

Le ministère public fédéral, placé sous l’autorité du Ministre Fédéral de la Justice, est composé du procureur général fédéral et des procureurs de la République fédéraux. Tous les membres du parquet fédéral sont nommés par le Président de la République sur proposition du Ministre et après accord du Bundesrat.

Les ministères publics des Länder obéissent aux mêmes règles. Ainsi, chaque membre du ministère public n’est que le représentant de son supérieur hiérarchique, qui peut toujours utiliser son droit d’évocation (dit de dévolution).

La Cour constitutionnelle fédérale considère que le ministère public fait partie intégrante de l’exécutif. Toutefois, les procédures disciplinaires contre les membres du ministère public sont portées devant les juridictions disciplinaires des magistrats du siège. En effet, en Allemagne, bien qu’ils ne soient pas magistrats, les membres du parquet bénéficient du même régime disciplinaire que les juges du siège. Néanmoins, ils peuvent à tout moment être mutés ou même, sans indication de motifs, suspendus.

2. 2. Les pouvoirs du ministère public allemand

Le Code de procédure pénale pose le principe de la légalité des poursuites mais prévoit une exception selon laquelle le ministère public peut renoncer à poursuivre des infractions de faible importance et qui ne troublent pas gravement l’ordre public, sous réserve d’avoir l’accord du tribunal qui aurait été compétent.

Depuis la suppression du juge d’instruction en 1975, le ministère public dirige la phase préliminaire. Le parquet a l’obligation légale d’enquêter à charge et à décharge, c’est-à-dire qu’il doit faire état des éléments à décharge dont il aurait eu connaissance dans sa conduite de l’enquête.

Selon le Code de procédure pénale, les services de police sont chargés de traiter directement les plaintes et d’enquêter sur les infractions, les enquêteurs devant communiquer sans retard au ministère public le résultat de leurs investigations. En réalité, la police utilise largement son pouvoir autonome d’enquête, enquête qui devient souvent exclusivement policière, notamment pour les affaires relevant de la petite criminalité, le ministère public ne se chargeant que d’en contrôler la régularité. Les comparatistes soulignent qu’en pratique, le parquet allemand abandonne ses prérogatives aux services de police qui assument eux-mêmes la direction d’enquête et qui procèdent par exemple aux interrogatoires. Le professeur Geneviève GIUDICELLI-DELAGE parle à ce sujet de “relégation bureaucratique” du ministère public. Les policiers font partie du ministère de l’intérieur tout en étant considérés par le Code de procédure pénale comme des auxiliaires du ministère public, ce qui les soumet aux directives du parquet.

a. Les actes coercitifs : la nécessaire autorisation du juge

Le juge de l’instruction ou juge de l’enquête (Ermittlungsrichter) a un rôle limité. Sur requête du ministère public, il intervient pour autoriser les mesures attentatoires aux droits et aux libertés (saisies, écoutes téléphoniques, surveillances, perquisitions, détention provisoire, contrôle judiciaire, expertise génétique, ...). Toutefois, en cas d’urgence, le ministère public peut empiéter sur les compétences du juge en ordonnant lui-même certaines mesures. La validité de ces mesures est alors subordonnée à une confirmation du juge. Les écoutes téléphoniques, par exemple, doivent cesser si elles ne sont pas confirmées dans les trois jours par le juge. L’appréciation de l’urgence appartient au ministère public, et la nullité des actes ainsi pratiqués n’est encourue que lorsque le recours à la contrainte apparaît arbitraire.

Il convient de noter que certaines mesures qui relevaient traditionnellement de la compétence du juge ont été transférées au parquet ces dernières années. C’est le cas du pouvoir de contraindre les témoins et les experts à comparaître.

La garde à vue, appelée rétention en Allemagne, est réservée aux dossiers dans lesquels une détention provisoire est envisagée, ce qui la rend assez exceptionnelle. Toute personne interpellée doit être présentée au juge de l’enquête au plus tard le jour suivant son interpellation.

Il convient de souligner que le juge de l’instruction n’est qu’un simple organe de contrôle de la légalité des mesures d’investigations. Ainsi, n’étant pas directeur d’enquête, il lui est difficile de refuser une perquisition, en pure opportunité, au motif qu’elle lui semblerait prématurée compte tenu de l’état d’avancement du dossier. Le juge de l’instruction reste néanmoins seul compétent pour ordonner la mise en détention provisoire. Il est alors investi de pouvoirs élargis puisqu’il statue en opportunité. La présence de l’avocat est obligatoire devant le juge de l’instruction alors qu’elle n’est que facultative devant le procureur et n’est jamais prévue devant la police qui pourtant, en pratique, mène l’enquête.

b. Les contrôles concernant l’entrée en voie de jugement

L’Allemagne disposait à l’origine d’un système de légalité des poursuites, système dont des réformes successives ont amoindri la portée. Le parquet dispose donc du choix de classer sans suite une affaire, ou au contraire, d’engager les poursuites. Dans le premier cas, pour les infractions d’importance moyenne et grande, s’agissant des classements en opportunité, l’accord du juge indépendant est requis. Dans le second cas, le procureur adresse à la juridiction de jugement l’acte d’accusation assorti d’une demande d’ouverture de la procédure principale ainsi que le dossier d’instruction. Au cours d’une audience non publique, le tribunal exerce un contrôle sur la décision de poursuite. Si la juridiction de jugement estime les soupçons suffisamment fondés, elle décide de l’ouverture de la procédure principale.

Pour le jugement, le tribunal ne peut se fonder que sur le résultat des débats, c’est-à-dire les faits présentés à l’audience et contradictoirement discutés. Ainsi, les audiences correctionnelles sont extrêmement longues, et relativisent l’importance de l’enquête menée par le ministère public. Du reste, le tribunal n’est pas lié par la requête qui a fondé l’ouverture de la phase de jugement et peut décider de rechercher et de prendre en considération d’autres preuves. Contrairement à la phase d’enquête préliminaire, l’Allemagne a maintenu au juge un fort pouvoir d’instruction au stade des débats à l’audience.

Pour conclure, le fédéralisme allemand, ainsi que le système prévoyant un contrôle très ferme du juge sur les classements sans suite et les renvois en jugement des affaires, tempèrent grandement la sujétion à l’exécutif du ministère public allemand, sujétion d’ailleurs très critiquée en Allemagne.


3. Le modèle américain

3. 1. Le statut du ministère public américain

L’organisation du parquet américain est nécessairement marquée par le fédéralisme. Une dizaine de systèmes pénaux existent parmi les Etats et le droit pénal fédéral ne concerne que les infractions fédérales et les infractions interétatiques, la justice fédérale ne traitant que 2% de la criminalité. Il existe donc un parquet fédéral et un parquet au sein de chaque état.

a. Le parquet fédéral

Le ministre de la justice, attorney général, est assisté d’un technicien, le solicitor général, qui représente le ministre devant la Cour Suprême et qui assure la direction politique du parquet fédéral. Dans les 94 districts fédéraux couvrant l’ensemble du territoire, officient les US attorneys, entourés de substituts nommés et révoqués par eux.

La fonction de procureur « indépendant » ou « spécial » a été créée en 1978 aux Etats-Unis à la suite du scandale du Watergate. Ces procureurs, nommés par un collège de juges et complètement distincts du « department of justice », ont pour mission de mener les enquêtes visant les dirigeants du pouvoir exécutif et de l’administration. Ces procureurs apparaissent en définitive comme garants de l’indépendance de la justice par rapport au pouvoir politique.

b. Le parquet au sein de chaque Etat

Au sein de chaque Etat, l’action publique peut être mise en mouvement à plusieurs niveaux. Au niveau étatique, un attorney général est élu par la population. Pour le comté, un district attorney est élu pour une durée de 2 à 4 ans et peut nommer des substituts et les révoquer. Dans la municipalité, officie un city attorney. A l’intérieur de chaque service du parquet, la dépendance des substituts vis-à-vis de leurs supérieurs est totale.

L’organisme de poursuite tient sa légitimité de l’élection, ce qui conduit à une recherche d’efficacité et de rapidité dans le traitement des affaires, se traduisant par l’orientation massive des procédures vers le « plea bargaining ». Ce système de négociation représente la pierre angulaire de la justice pénale américaine permettant en effet de traiter 80 à 95 % des affaires pénales.

3. 2. Les pouvoirs du ministère public américain

Dans un Etat, l’attorney général peut déclencher l’action publique à la demande du pouvoir législatif de l’Etat, du gouverneur ou du grand jury. Une police existe à chaque degré administratif sans relation hiérarchique entre ces différents niveaux, ce qui entraîne un chevauchement territorial des services. C’est la police qui décide de saisir le city attorney ou le district attorney pour exercer la poursuite.

a. Les actes coercitifs

Les règles en matière de preuve sont extrêmement exigeantes, permettant aux accusés de contester la façon dont les preuves ont été recueillies par la police.

Ces contrôles sont exercés non pas par le ministère public mais par des juges à tous les stades de la procédure. En effet, en contrepartie du mode de nomination ne garantissant pas l’indépendance des membres du parquet vis-à-vis de leurs électeurs et du pouvoir politique local, le ministère public n’a aucun pouvoir en matière d’atteintes ou de restrictions des libertés.

Les arrestations et les fouilles corporelles ne sont valables que si une raison plausible a motivé le policier qui les a effectuées. L’existence de la raison plausible est vérifiée par un juge postérieurement à l’acte. De même, les perquisitions et saisies ne sont valables que si elles sont motivées par une raison plausible. Mais, dans cette hypothèse, le contrôle a lieu préalablement à l’acte, par la délivrance d’un mandat par un juge. Ce mandat est délivré contre une déclaration sous serment du policier arguant d’une raison plausible. Tout suspect doit être présenté à un juge dans les heures suivant son arrestation. La procédure d’enquête consacre donc peu de place, dans le recueil des preuves, à l’interrogatoire de la personne soupçonnée.

b. L’engagement des poursuites

Le parquet a seul l’initiative de l’engagement des poursuites. Selon l’importance de l’infraction, les poursuites sont diligentées devant diverses juridictions.

Pour les “misdemeanors” (petites infractions), la poursuite est présentée devant un “magistrate” (juge, élu ou nommé, en général non professionnel) par le biais d’une “complaint” qui décrit les faits et les témoignages. Pour les “felonies” (infractions graves), soit la “trial court” (juge professionnel, assisté ou non d’un jury selon les Etats) est saisie directement par le biais d’une “complaint” validée par un “magistrate” ; soit un “grand jury” (organe fonctionnant en l’absence de juge professionnel) est préalablement saisi et, s’il considère les charges suffisantes, délivre un acte d’accusation saisissant la “trial court”.

Dans tous les cas, à l’audience qui se tient en présence de l’accusé, la juridiction détermine s’il convient de faire un non-lieu ou s’il y a “cause plausible”. S’il y a “cause plausible”, soit l’accusé plaide coupable et la juridiction fixe la peine, soit il plaide non coupable et l’affaire est réexaminée ultérieurement lors d’un procès pendant lequel chaque élément de preuve est discuté oralement. Ainsi, l’aveu qui n’est pas recherché au stade de l’enquête (contrairement au système français) est largement encouragé par la procédure du « plea bargaining », l’accusé étant incité à reconnaître les faits en échange d’une peine moins lourde.

Au total, l’absence d’indépendance des membres du ministère public américain est compensée par l’absence de pouvoirs coercitifs donnés à cette autorité de poursuite, ainsi que par la présence, au niveau fédéral, de procureurs spéciaux.


4. Le modèle espagnol

4. 1. Le statut du ministère public espagnol

La Constitution définit le pouvoir judiciaire comme étant composé de deux corps distincts : les magistrats du parquet et du siège, formés dans des écoles séparées et ayant des statuts différents.

Le ministère public est régi par une loi spécifique qui lui attribue l’autonomie fonctionnelle. Il est dirigé par un procureur général de l’Etat nommé par le Roi pour 4 ans, sur proposition du Gouvernement et après consultation du Conseil Général du Pouvoir Judiciaire (l’équivalent du Conseil Supérieur de la Magistrature français, présidé par le Président du Tribunal Suprême et composé de 12 juges choisis dans toutes les catégories de juridictions, de 4 membres élus par le Congrès des députés ainsi que de 4 autres membres élus par le Sénat parmi des avocats et juristes). Le procureur général de l’Etat ne peut être renouvelé dans son mandat (ce qui diminue les risques de pression) et, dorénavant, ne peut être révoqué que pour les motifs prévus par la loi et non plus à tout moment. Le changement de gouvernement fait partie des motifs de révocation énumérés par la loi.

Les autres membres du parquet sont nommés par voie réglementaire sur proposition du Conseil du parquet, organe consultatif pour les nominations et instance disciplinaire. Le Conseil du parquet est présidé par le procureur général de l’Etat et composé du vice-procureur du Tribunal suprême et de parquetiers élus par leurs pairs.

Le gouvernement communique habituellement avec le ministère public par l’intermédiaire du ministre de la justice mais la loi permet au Premier ministre de saisir directement le procureur général de l’Etat en cas de besoin. Le ministre de la justice peut demander au parquet d’agir devant une juridiction. Les membres du parquet sont soumis, dans leur organisation interne, au principe de fonctionnement hiérarchique et peuvent recevoir des directives de la part de leurs supérieurs. Les procureurs agissent sur délégation du procureur général de l’Etat. Leur supérieur hiérarchique peut révoquer leur délégation ou les remplacer (personnellement ou en désignant quelqu’un à leur place). En pratique, le procureur général n’intervient pas dans les cas particuliers mais il donne des instructions de politique pénale.

4. 2. Les pouvoirs du ministère public espagnol

Le ministère public met en oeuvre l’action publique selon le principe de la légalité des poursuites. Le Code de procédure pénale l’oblige à exercer l’action publique dès qu’il a connaissance d’un fait qu’il estime constituer une infraction.

La Constitution place la police judiciaire en situation de subordination par rapport aux juges et au ministère public. Le Code de procédure pénale reprend cette disposition en qualifiant les membres de la police judiciaire d’“auxiliaires” de la justice obligés à suivre les instructions qu’ils reçoivent des autorités judiciaires. La police judiciaire appartient soit à la police soit à la garde civile et est donc rattachée administrativement au ministère de l’intérieur ou à celui de la défense.

En Espagne, à l’exception des infractions mineures, toutes les infractions font l’objet d’une instruction menée par un juge d’instruction. Selon le Code de procédure pénale, le dossier d’instruction est formé sous “l’inspection directe” du procureur, ce qui place théoriquement le juge d’instruction sous le contrôle du ministère public. En réalité toutefois, le juge d’instruction jouit d’une grande indépendance dans la conduite de son enquête et peut recourir à tous les moyens d’investigation qu’il estime utiles en fonction de la nature de l’infraction et dans le respect du principe de proportionnalité.

Le Code de procédure pénale limite la durée de l’instruction à un mois mais c’est le juge d’instruction qui décide de la clôture de l’instruction, de sorte que celle-ci se prolonge aussi longtemps que le juge ordonne et pratique les actes qu’il considère comme nécessaires. L’instruction constitue la base de l’accusation et non du jugement.

Une fois l’instruction terminée, le juge d’instruction rend une décision de clôture et transmet le dossier au ministère public qui décide soit de demander l’ouverture d’un procès soit d’un non-lieu. C’est la juridiction de jugement qui décidera alors de l’orientation de la procédure : renvoi au juge d’instruction pour l’accomplissement d’investigations complémentaires, non-lieu ou ouverture d’un procès.

En cas d’ouverture de procès, le jugement doit être fondé sur les preuves produites à l’audience et non sur celles réunies au cours de l’instruction. Cette règle est nuancée par la possibilité d’utiliser les preuves obtenues pendant l’instruction qui ne peuvent être reproduites à l’audience.

Le juge d’instruction, magistrat bénéficiant d’une large indépendance, est donc le pivot de la conduite des enquêtes dans le système judiciaire espagnol, étant saisi de la majorité des infractions. De ce fait, la simple autonomie fonctionnelle accordée aux parquetiers n’est guère gênante au regard des pouvoirs limités qui leur sont dévolus.


5. Le modèle portugais

5. 1. Le statut du ministère public portugais

Depuis 1992, la Constitution portugaise garantit au parquet, considéré comme un organe judiciaire et non simplement administratif, un statut d’autonomie. Le pouvoir exécutif ne peut pas donner d’instructions aux magistrats du parquet, mais ils sont placés sous la direction du procureur général de la République (PGR), lequel est nommé par le Président de la République sur proposition du gouvernement pour une durée de 6 ans et peut être révoqué selon la même procédure. Il peut être renouvelé dans ses fonctions.

Les autres membres du parquet sont nommés, après concours et formation, par le Conseil supérieur du ministère public, organe chargé de la discipline ainsi que de la gestion des carrières des parquetiers.
Ces derniers y sont majoritaires.

Ce Conseil, présidé par le procureur général de la République, réunit en effet les procureurs généraux des quatre districts judiciaires que compte le pays, deux personnalités nommées par le ministère de la Justice et douze membres élus : un procureur général adjoint, deux procureurs et quatre procureurs adjoints, tous élus par leurs pairs, ainsi que cinq personnes élues par le parlement. Il compte donc 19 membres, dont 12 membres du ministère public (la moitié appartenant à la haute hiérarchie). Le Conseil est compétent s’agissant de l’avancement, des nominations et de la discipline des magistrats du parquet. Il a le monopole des poursuites et des sanctions disciplinaires. Un corps d’Inspection lui est rattaché. Les décisions disciplinaires sont prises en commission; elles peuvent faire l’objet d’un recours devant la formation plénière du Conseil, dont les décisions peuvent elles-mêmes être portées devant le Conseil d’Etat.

Le ministère public est organisé de manière hiérarchique. Les membres du parquet doivent appliquer les directives de leurs supérieurs hiérarchiques, sauf cas d’illégalité. Dans ce cas, le Conseil supérieur du ministère public peut être amené à apprécier la validité du fondement de ce refus.

Il n’existe pas de politique pénale centralisée. Ces dernières années, le parlement a voté des lois de politique criminelle définissant de manière générale et abstraite des priorités en matière de poursuites. Cependant, le procureur général de la République n’a que très peu suivi ces directives, de sorte qu’elles ne se sont pas imposées aux autres membres du ministère public.

Le corps des juges est distinct de celui des procureurs, avec séparation des carrières. Les magistrats du parquet, comme ceux du siège, peuvent se syndiquer.

5. 2. Les pouvoirs du ministère public

Le principe de légalité des poursuites est inscrit dans la Constitution. Cela étant, la loi a introduit la notion de “légalité ouverte”, qui permet au parquet, sous le contrôle du juge et avec le consentement de la victime ainsi que du mis en cause, de ne pas poursuivre celui-ci. Aux poursuites normalement obligatoires se substitue alors un régime de “probation” voire, pour les infractions les moins graves, de “médiation”.

En plus de ces alternatives aux poursuites, il existe trois motifs de classement des affaires : - infraction insuffisamment caractérisée ; - absence d’infraction ; - obstacle légal aux poursuites. Le plaignant dispose d’un recours contre une telle décision de classement. Ce recours s’exerce devant un juge, qui valide ou non le classement. S’il ne le valide pas, un juge d’instruction se voit confier l’affaire. Il apparaît en définitive que le principe de légalité portugais ressemble beaucoup au principe d’opportunité français. Si le parquet décide de poursuivre, c’est lui qui maîtrise l’enquête pénale, assisté des différents corps de police.

La “police judiciaire” dépend administrativement du ministère de la Justice et fonctionnellement du parquet. Quant aux unités d’enquête criminelle relevant de la police civile et de la gendarmerie, elles dépendent administrativement du ministère de l’Intérieur, mais fonctionnellement du parquet.

Le ministère public recourt à tous les moyens d’investigation qu’il estime nécessaires pour décider finalement s’il convient de rendre une ordonnance de “mise en accusation” ou de “non-lieu”. Cependant, outre que les actes d’information qui portent atteinte aux droits fondamentaux relèvent de la compétence exclusive du juge d’instruction, le Code de procédure pénale limite la durée de l’enquête et prévoit des contrôles.

a. Les actes coercitifs

Toutes les mesures restrictives de liberté ne peuvent être ordonnées, à la demande du ministère public ou des enquêteurs en cas d’urgence, que par le juge d’instruction : détention provisoire, contrôle judiciaire, perquisitions, interception et enregistrement des correspondances, etc. Par ailleurs, le premier interrogatoire d’un suspect doit être pratiqué par le juge d’instruction. La présentation d’une personne retenue à un juge doit avoir lieu dans les quarante-huit heures de la rétention.

b. La durée de l’enquête

Elle est en principe de 8 mois, 6 lorsque des mesures restrictives de liberté ont été imposées. Mais ce dernier délai de 6 mois peut être porté à 8, 10 ou 12 selon la nature de l’infraction (terrorisme, criminalité organisée, etc.) ou la complexité de l’affaire (grand nombre de suspects par exemple). La sanction d’un dépassement des délais sera la fin du secret de l’enquête, sauf prescription contraire du juge d’instruction.

c. Les contrôles

En cas de non-lieu, il existe un contrôle interne au parquet. Dans les vingt jours qui suivent l’ordonnance de non-lieu, le supérieur hiérarchique immédiat du parquetier peut, d’office ou à la demande de l’un des plaignants, soit valider la décision prise, soit ordonner la poursuite de l’enquête. Dans ce dernier cas, il indique quels actes doivent être réalisés et dans quels délais ils doivent l’être. Une fois ce délai de 20 jours épuisé, la réouverture de l’enquête est subordonnée à l’existence de nouveaux éléments.

Dans tous les cas, il existe un contrôle externe, qualifié de “judiciaire”. Lorsque le ministère public a opté pour la mise en accusation, l’accusé peut solliciter une instruction judiciaire contradictoire. S’il a opté pour le non-lieu, la même faculté est ouverte au plaignant. Cette instruction peut être demandée dans les vingt jours de l’ordonnance de mise en accusation ou de non-lieu rendue par le parquet. Autrement dit, en cas de non-lieu, dans les 20 jours qui suivent l’ordonnance, le plaignant a le choix entre solliciter un réexamen du dossier par le supérieur hiérarchique du parquetier et demander l’ouverture d’une instruction. En cas de mise en accusation, l’accusé ne dispose quant à lui que de ce deuxième recours.

Cette instruction comporte deux phases: la première, facultative, consiste en une enquête conduite par le juge d’instruction assisté par la police; la seconde, obligatoire, est un débat contradictoire. Pendant la première partie de l’instruction, le juge procède à tous les actes qu’il estime nécessaires à la vérification des indices de culpabilité. Au besoin, il peut refaire ce qui a été réalisé pendant l’enquête du ministère public. Le Code de procédure pénale limite la durée de l’instruction à quatre mois, deux en cas de mesure restrictive de liberté, ou trois si l’infraction poursuivie revêt un caractère particulièrement grave.

L’instruction s’achève par un débat contradictoire où sont représentés le ministère public, la personne mise en examen et son avocat, ainsi que le plaignant et son avocat. Le débat porte sur la question de savoir si les éléments de fait et de droit réunis sont suffisants pour justifier une mise en accusation. A l’issue de ce débat, le juge d’instruction rend une ordonnance de mise en accusation ou de non-lieu.

Dans l’hypothèse où aucune instruction n’a eu lieu, c’est-à-dire quand l’enquête a été seulement menée par le parquet, ce qui constitue le principe, et qu’elle s’est conclue par une ordonnance de mise en accusation émanant du parquet, le président du tribunal saisi se prononce avant toute chose sur le bien-fondé de cette mise en accusation et donc sur l’ouverture de la phase de jugement. En revanche, quand une instruction a été effectuée à la demande de l’une ou l’autre des parties, il n’y a pas de nouvel examen de la mise en accusation avant l’audience. La juridiction de jugement peut requérir la production de tous les moyens de preuve qui lui semblent utiles à la manifestation de la vérité.

De ces développement, il résulte que le parquet portugais est administrativement et fonctionnellement totalement indépendant du pouvoir exécutif. Cependant, la nomination de son chef est politique, ce qui, associée à un fonctionnement semble-t-il très hiérarchique ne paraît pas le mettre à l’abri des pressions politiques. Pour autant, ce risque est nettement compensé, non pas tant par le principe de légalité des poursuites, largement théorique, que par les contrôles qui s’exercent sur l’action du parquet, en particulier la possibilité pour le plaignant (ab initio comme in fine) et pour le mis en cause (in fine) d’obtenir une instruction menée par un magistrat du siège.

Le système portugais offre davantage de garanties que le système français : d’une part, le parquet est, sinon totalement indépendant, du moins nettement plus autonome qu’en France et, d’autre part, il dispose manifestement de pouvoirs bien moindres que son homologue français.




{{De ce détour comparatiste, il ressort assez clairement que le parquet français est celui des systèmes étudiés qui présente le rapport pouvoirs / précarité du statut le plus défavorable.

Dans ce contexte, la décision de la Cour européenne des droits de l’Homme, contestant au parquet la qualité d’autorité judiciaire, ne fait que confirmer une réalité tangible : le parquetier français ne remplit pas, au regard des normes européennes, toutes les conditions d’indépendance pour exercer les pouvoirs de magistrat qui lui sont confiés.
}}