Nos observations sur la proposition de loi "Sortir la France du piège du narcotrafic"

Publié le Jan. 24, 2025

Introduction

Nombre de dispositions introduites dans la proposition de loi ici examinée ne sauraient être abordées de façon décontextualisée, sans prise en compte concomitante des orientations des politiques de lutte contre le trafic de stupéfiants les plus ancrées dans les pratiques judiciaires en vigueur. En effet, si certaines difficultés des pôles JIRS relèvent de dysfonctionnements ou insuffisances des dispositifs visant à lutter spécifiquement contre la criminalité organisée et à travers elle, contre le haut du spectre du narcotrafic, d’autres sont très directement corrélées à un problème plus global tenant non seulement au manque structurel de moyens dans la justice mais aussi aux choix de répartition du peu de moyens existant entre différents champs de l’activité pénale.

Le « narcotrafic », une priorité très secondaire

La lutte contre le trafic de stupéfiants dans son ensemble constitue, depuis de nombreuses années, une priorité de politique pénale, sous un angle qui entraîne deux séries de conséquences.

D’une part, la police judiciaire consacre un maximum de ses moyens au versant « voie publique » de ce contentieux, au détriment d’autres procédures pourtant également liées à l’économie souterraine que génère le trafic de stupéfiants et qui nécessiteraient une mobilisation de grande ampleur (en particulier, le blanchiment, et de façon générale, la délinquance économique et financière ; les observations produites par le Syndicat de la magistrature dans le cadre de la proposition de loi en cours d’examen visant à améliorer l’efficacité des procédures de saisies et de confiscations reviennent sur ces différents points).

D’autre part, les activités judiciaire et policière sont fréquemment placées au service de la communication de l’exécutif relative à la sécurité publique, d’où le recours fréquent aux réponses rapides, aux opérations coup de poing, aux « actions place nette » : ces pratiques semblent davantage imprégnées par une logique démagogique et court-termiste de gestion de l’ordre public que par une logique de lutte contre les réseaux de criminalité organisée.

Ce schéma qui est, pour rappel, sous-tendu par la prévalence d’objectifs chiffrés dans l’institution judiciaire comme policière, a des répercussions concrètes sur le quotidien des juridictions. Il conduit notamment les parquets à multiplier le recours aux audiences de comparution immédiate visant des personnes faiblement impliquées mais concentrant de multiples difficultés socio-économiques. Il les conduit aussi à axer les enquêtes préliminaires et les poursuites sur le démantèlement de réseaux locaux de faible ampleur, appartenant au « bas du spectre » du trafic de stupéfiants. Malgré un dispositif parmi les plus répressifs d’Europe tant pour l’usage que la circulation des produits stupéfiants, ces politiques pénales n’ont toujours pas démontré la moindre efficacité sur le long terme. En outre, ces politiques génèrent un flux que les parquets ne sont pas en mesure d’absorber, du moins pas au détriment d’autres contentieux plus prioritaires tels que les violences intrafamiliales ou sexuelles, et qui implique, par ailleurs, une surmobilisation de leur part.

Malgré le caractère structurellement inégalitaire et socio-économiquement très marqué de l’organisation du trafic de stupéfiants, la politique pénale de court-terme décrite ci-avant a pour effet de s’attaquer en priorité au « prolétariat » du trafic, et ce de façon largement improductive : le démantèlement d’un point de deal exige de mobiliser de très importants moyens d’enquête, fait effet quelques jours à peine voire moins, et a moins pour effet de réhabiliter le quartier concerné que d’y créer de l’agitation. En revanche, l’incarcération massive pour des durées importantes de personnes faiblement impliquées dans l’échelle du trafic a pour effet de désocialiser et d’ancrer dans des dynamiques criminogènes ou délinquantielles des prévenus ou des condamnés qui sont, bien souvent, des jeunes majeurs racisés issus de quartiers défavorisés. Elle a, corrélativement, pour effet d’accaparer les ressources en temps des juges de l’application des peines et des services pénitentiaires d’insertion et de probation, au détriment, notamment, de l’individualisation des profils plus fortement impliqués.

Les dispositifs de lutte contre les trafics de stupéfiant doivent ainsi mettre en jeu bien d’autres politiques publiques que la répression, compte-tenu de l’importance centrale que jouent les conditions sociales d’existence des différents protagonistes du trafic de stupéfiants : cette logique s’illustre particulièrement par l’incorporation de mineurs ou de très jeunes majeurs parfois en situation irrégulière au sein des trafics. Or, sur ce point, le prisme pénal ignore voire aggrave cette logique et déstructure l’assistance éducative comme la prise en charge de ces personnes. Notamment dans les quartiers concernés, les mineurs sont appelés très tôt, et de plus en plus tôt, non pas nécessairement à s’impliquer dans le trafic mais à s’y acculturer et jusqu’à générer une dépendance à la fois sociale, financière, et in fine « professionnelle ».

A cet égard, les observations des magistrats de terrain indiquent que les qualifications à disposition pour caractériser les faits de trafic de stupéfiants – pour lesquels la peine de dix ans est invariablement encourue – ne permettent pas de dimensionner les poursuites de façon adaptée, compte-tenu de la diversité des degrés d’implication possibles dans ces réseaux. En outre, même lorsque les enquêteurs disposent de peu d’éléments, ce sont bien souvent l’ensemble des qualifications caractéristiques du trafic de stupéfiants qui sont retenues (transport, acquisition, détention, offre ou cession non autorisés de stupéfiants) et ce sur une période de temps très large, le juge d’instruction ou le tribunal correctionnel devant ensuite « faire le tri ». S’il est dans une certaine mesure compréhensible de raisonner en entonnoir – l’enquête ayant pour objectif de faire émerger la vérité sur la base des éléments initialement recueillis – cette pratique a tendance à se généraliser, ce qui peut avoir de véritables conséquences sur la personne présumée innocente (notamment s’agissant des mesures de sûreté), alourdir les débats, ou même susciter des erreurs, notamment lorsque l’affaire est orientée en comparution immédiate. Les alternatives aux poursuites ou les classements sans suite, quasi inexistants pour les faits de trafic, ont, par ailleurs, été totalement phagocytés par le recours massif aux ordonnances pénales sur la base d’une disqualification des petites transactions en usage et surtout par le développement des amendes forfaitaires délictuelles en matière de consommation de stupéfiants qui s’y sont largement substituées d’après les statistiques élaborées par l’observatoire de la forfaitisation des délits.

Au regard de ce rapide état des lieux, il apparaît clair que, quelles que soient les réformes procédurales ou légistiques envisagées par le législateur, la lutte contre le narcotrafic et les réseaux criminels ne prendra pas d’essor significatif, tant que, d’une part, magistrats et policiers seront soumis à l’injonction paradoxale que constituent la prévalence des objectifs chiffrés conduisant à favoriser la délinquance de voie publique et le manque considérable de moyens humains et matériels dans les JIRS, les pôle éco-fi, les services de police judiciaire ; d’autre part, tant que l’activité judiciaire en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants ne sera pas soutenue pas des dispositifs préventifs suffisamment solides dans les domaines non-judiciaires, notamment en matière éducatives, sociales, l’appauvrissement et la précarisation de certaines parties de la population décuplant les risques d’ancrage dans l’économie souterraine.

Le tout-dérogatoire au détriment d’une lutte effective contre la criminalité organisée

La procédure dérogatoire en matière de délinquance et de criminalité organisée étant applicable à la législation sur le trafic de stupéfiants (article 706-73 CPP), celle-ci est mise en œuvre pour un nombre extrêmement important de procédures y compris pour celles concernant des faits de moindre gravité, voire de très faible ampleur, ce qui fausse de façon récurrente la hiérarchisation des atteintes admissibles aux libertés individuelles dans la conduite des enquêtes pénales.

En pratique, les techniques spéciales d’enquête le plus fréquemment employées, par les JIRS comme les services non-spécialisés – interceptions téléphoniques, géolocalisations et dans une moindre mesure les sonorisations, captations d’images ainsi que les IMSI-catcher – sont autant d’atteintes à la vie privée qui mériteraient d’être mobilisées par l’institution judiciaire de façon plus adaptée et mieux dimensionnée aux enjeux propres à chaque dossier.

Malgré cet éventail particulièrement large de techniques d’enquêtes à disposition, un problème particulièrement préoccupant persiste depuis plusieurs années concernant le recours massif aux réquisitions de données de connexion malgré un vide juridique interne et une contradiction avec la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Cette situation alimente un « risque procédural » qui est principalement exploité par les têtes de réseaux qui n’hésitent pas à saisir la Cour de cassation. Il est prévisible que la CJUE ne se contente pas d’un ersatz de contrôle judiciaire de ces réquisitions.

(suite des observations en pièce jointe)

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