Madame le garde des Sceaux,

Cette semaine, deux ministres du gouvernement auquel vous appartenez ont publiquement mis en cause l’institution judiciaire dans des termes inacceptables.

Vous ne pouvez en effet ignorer que, suite à l’opération dite de « démantèlement » de la « jungle » à Calais, Monsieur Eric Besson, ministre de l’Immigration et de « l’Identité nationale », s’est cru autorisé à faire le commentaire suivant :

« 129 (étrangers en situation irrégulière) ont été placés en centre de rétention. Parmi eux, à ce jour :

(…) 89 ont été remis en liberté. Ce taux de remise en liberté (68%) est proche du taux moyen annuel (67%). Et la forte disparité entre les taux de remise en liberté (0% pour le JLD de Meaux, 100% pour les JLD de Marseille, Toulouse, Nice et Lyon), alors qu’il s’agit de la même procédure d’interpellation et de placement en rétention, peut sembler surprenante, mais se révèle conforme aux résultats obtenus habituellement devant ces juridictions. Tout en restant parfaitement respectueux de l’indépendance des juridictions, il n’est pas interdit de constater que certaines d’entre elles libèrent quasi systématiquement les étrangers en situation irrégulière qui leur sont présentés. » (communiqué de presse du 28 septembre 2009)

Cette présentation idéologique, qui tente de masquer l’échec d’une entreprise de pure communication, est proprement scandaleuse.

Elle est d’abord contraire à la vérité. Il n’est en effet pas inutile de rappeler que :

- selon une enquête statistique fièrement menée en janvier 2008 par la cellule d’étude et de recherches de la Direction des affaires civiles et du Sceau du ministère de la Justice, 80% (et non 23%...) de l’ensemble des demandes de prolongation de rétention administrative sont validées par les juges des libertés et de la détention ;

- si le taux de remise en liberté a été beaucoup plus important en l’espèce, c’est en raison des nombreuses violations des droits des étrangers que n’a pas manqué d’occasionner une opération aussi spectaculaire que brutale (séparation des conjoints, arrestation de nombreux mineurs, mépris des règles protectrices du droit d’asile…) ;

- en particulier, les conditions de transfert souvent lointain des étrangers interpellés se sont logiquement révélées incompatibles avec l’exercice effectif de leurs droits élémentaires (accès à un avocat, à un interprète, aux autorités consulaires et aux conseils de la CIMADE) ;

- dans la très grande majorité des cas, les décisions de remise en liberté stigmatisées par monsieur Besson ont été confirmées en appel.

Cette description fallacieuse constitue surtout une grave atteinte au principe de la séparation des pouvoirs, en ce qu’elle met en cause l’impartialité des nombreux magistrats qui ont veillé au respect du droit, conformément à leur mission constitutionnelle de sauvegarde des libertés individuelles.

Manifestement, la loi et la justice constituent pour monsieur Besson des freins insupportables à sa politique d’expulsions massives. Le 1er juillet, il prenait déjà pour cible l’autorité judiciaire devant la commission des finances du Sénat :

« Dans les décisions judiciaires, la part des tribunaux administratifs reste tout à fait modeste, avec moins de 3,5% (d’annulation). Ce sont donc les décisions des juges des libertés et de la détention qui contribuent prioritairement à faire échec aux reconduites (…). Le souci du détail peut varier d’un juge à l’autre. Et j’ai entendu dire que nombre de services de préfectures cherchaient à éviter l’usage de certains CRA bénéficiant de JLD particulièrement sourcilleux. »

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Vous ne pouvez davantage ignorer que monsieur Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, a prétendu le 1er octobre que « l’assassinat de Marie-Christine Hodeau aurait pu être évité ». S’en prenant violemment aux « juges d’application des peines qui ont pris la décision de libération conditionnelle » du mis en cause, il n’a pas hésité à déclarer qu’il était «parfaitement inacceptable que ce criminel ait été remis en liberté ».

Vous conviendrez que de tels propos constituent une immixtion insupportable dans le fonctionnement de l’autorité judiciaire, surtout lorsqu’il est manifeste que la décision contestée était fondée en droit et en fait. Il est aisé d’adopter aujourd’hui la posture du donneur de leçons, en faisant mine d’oublier qu’au moment où cette libération conditionnelle a été prononcée, il était évidemment impossible, de prévoir une telle issue tragique.

Les déclarations de Monsieur Hortefeux portent en germe la remise en cause du principe de l’aménagement des peines, avec son corollaire absurde et inhumain : l’enfermement perpétuel des personnes condamnées pour crime.

Comment ne pas rappeler que les aménagements de peine, et tout particulièrement la libération conditionnelle, constituent le meilleur outil de lutte contre la récidive, ainsi que le démontrent les études tant nationales qu’internationales ? Au lieu de sombrer dans la surenchère, les responsables politiques devraient avant tout répondre aux déficit cruel de moyens, notamment humains, afin de permettre aux professionnels de l’exécution des peines d’organiser une prise en charge globale et efficace des condamnés.

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Ces assauts démagogiques, pour ne pas dire obscènes, de Messieurs Besson et Hortefeux ont en commun un mépris revendiqué pour l’exigence d’individualisation qui est au cœur du travail judiciaire.

La provocation n’aurait qu’une portée limitée si elle n’était le fait de ministres théoriquement tenus au respect des équilibres républicains. C’est pourquoi nous vous demandons solennellement de réaffirmer avec force le principe de l’indépendance de la magistrature et votre refus de l’instrumentalisation des décisions de justice.


Le bureau national du Syndicat de la magistrature