Ce sont quatre événements qui se sont produits en moins de deux semaines. Egrenés au fil de l’actualité, ils n’ont retenu l’attention qu’un instant, trop peu pour que puisse être discernée leur forte odeur de soufre. À les regarder de plus près, le temps d’un arrêt sur images, leur juxtaposition fait sens. Chacun peut alors se convaincre de l’état d’asservissement croissant dans lequel la justice et ceux qui voudraient la servir sont maintenus. Se dessinent alors clairement la confusion volontairement entretenue quant à la place et aux missions respectives de nos institutions, et la désinvolture coupable avec laquelle sont traités les principes.

Il ne s’agit pas pour le Syndicat de la magistrature de revendiquer des égards formels pour l’institution judiciaire. Il s’agit de dévoiler la nature du traitement politique dont la justice fait aujourd’hui l’objet. Et ce traitement-là - qui devrait pourtant se heurter à des détails comme la séparation des pouvoirs, le respect des principes cardinaux de la procédure, l’attention à l’autorité de la chose jugée, l’indépendance des juges et l’égalité devant la justice - observé au prisme de cette actualité, laisse pantois.

Les atteintes portées à l’institution judiciaire dépassent désormais le seuil du tolérable et mettent gravement en péril les équilibres démocratiques.






Le 16 avril dernier, la Cour de cassation a rendu un arrêt important relatif à la « question prioritaire de constitutionnalité ». Pour résumer, alors qu’une loi organique entrée en vigueur le 1er mars précédent oblige le juge judiciaire à donner la priorité à l’examen de la constitutionnalité d’une loi avant tout examen de sa conformité aux conventions internationales, la Cour de cassation a décidé d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne sur la conformité de cette obligation nouvelle au droit communautaire. Ce faisant, la plus haute juridiction judiciaire a ouvert la porte à une remise en cause cinglante du mécanisme qui avait pour effet de retarder et de limiter le pouvoir traditionnel du juge judiciaire de contrôler la compatibilité d’une loi avec les traités de l’Union européenne.

Point n’est besoin de s’appesantir sur les – très mauvais – procès faits par certains constitutionnalistes à cette décision qui porte en germe, il est vrai, une remise en cause abrupte de la conception hégémoniste que se fait le Conseil constitutionnel de l’étendue de son pouvoir de contrôle, conception au demeurant bien peu compatible avec le mode de nomination partisan de ses membres…

Ce qui, en revanche, relève du scandale, c’est la façon dont les pouvoirs exécutif et législatif ont cru devoir exercer des représailles contre celui que tout accusait d’être l’instigateur de cette jurisprudence jugée factieuse, le premier président de la Cour de cassation. Ce fut d’abord un député, lui-même ancien garde des Sceaux, n’hésitant pas à interroger benoîtement Michèle Alliot-Marie sur la façon dont elle « envisageait les suites de cette affaire » (comment mieux dire, dans le méta-langage du parlement, qu’une mesure de rétorsion s’imposait ?). Ce furent surtout deux amendements votés, avec l’accord du gouvernement, à l’occasion de l’examen au Sénat d’une loi sur le Conseil supérieur de la magistrature. Le premier supprime purement et simplement la composition de la Cour de cassation chargée de statuer sur la transmission des « questions prioritaires de constitutionnalité » - celle-là même qui avait rendu quelques semaines plus tôt la décision scélérate ! Le second retire au premier magistrat de France la présidence de la Commission d’avancement, qui donne son avis sur les intégrations des magistrats et décide de leur promotion.

Que les réformes introduites par ces amendements soient souhaitables ou non importe assez peu. Ces manœuvres, organisées avec le plein soutien de la ministre de la Justice, doivent être jugées à l’aune de leurs objectifs réels : exercer sur de hauts magistrats dont l’indépendance dérange une pression peu subtile en même temps que des vexations mesquines et banaliser ainsi des atteintes renouvelées aux principes de séparation des pouvoirs et d’indépendance de l’autorité judiciaire.

Que la garde des Sceaux ait cru bon de justifier son approbation de ces amendements par la charge de travail prétendument trop importante du premier président révèle au mieux un humour totalement déplacé, au pire un cynisme qui ne devrait pas avoir sa place à ce niveau de responsabilité.

Observée par la communauté des juristes européens, la conduite du gouvernement dans cette affaire dévalue encore la crédibilité de la France en utilisant des méthodes que l’on pensait d’un autre âge.






Mais, pour faire pression sur les juges et, si nécessaire, paralyser leur travail, le pouvoir exécutif a fait la preuve qu’il pouvait aller bien plus loin encore. Un seul exemple. La France a été condamnée, lundi 3 mai, par la cour internationale d’arbitrage à payer une indemnité extraordinaire à Taiwan : environ 600 millions de dollars. En période de crise, de « rigueur » budgétaire, l’information devrait faire sensation. Cette condamnation résulte du versement par la France au début des années 90, via la Direction des Chantiers Navals (DCN), et Thalès-Thomson de plus de 600 millions de dollars de commissions pour « faciliter » la vente de frégates à Taiwan alors que les contrats de vente interdisaient tout versement de commissions. Il a suffi d’un changement de gouvernement à Taiwan pour que la vente soit dénoncée, que la cour d’arbitrage soit saisie, et qu’elle condamne la France à payer une indemnité égale au montant des fameuses commissions.

Or, la justice française a tenté de traquer ces sommes illicites, et une partie d’entre elles – 500 millions de dollars – a été retrouvée sur le compte en Suisse d’un intermédiaire, Andrew Wang. Afin de bloquer les comptes - ce qui aurait permis à la France de récupérer cette somme - le juge Van Ruymbeke devait obtenir la levée du secret-défense. À trois reprises, elle lui a été refusée.

Ce juge d’instruction, alors privé de tout moyen de travailler, a été contraint de débloquer l’argent et de délivrer un non-lieu dans cette affaire.

Le pouvoir exécutif a donc fait le choix, en conscience, d’empêcher la justice d’enquêter, quitte à laisser s’évaporer 500 millions de dollars et à laisser condamner la France, quelques années plus tard, à payer à nouveau la même somme.






Et pendant ce temps, on apprend que Charles Pasqua, jugé par ses pairs, a été relaxé par la Cour de Justice de la République pour deux des trois infractions qui lui étaient reprochées, et condamné pour la troisième à un an de prison avec sursis. Quatre années d’emprisonnement, une amende de 200 000 euros, ainsi que la privation de ses droits électifs avaient été requises contre lui.

Il n’est pas question ici de porter une appréciation sur cette décision, mais seulement d’observer que les conditions de jugement de Charles Pasqua ne répondent à aucune des exigences fondamentales de la justice.

La composition de cette juridiction d’exception, tout d’abord. Comment admettre en effet que les titulaires du pouvoir politique se jugent, en quelque sorte, « entre eux », et que soit quasiment écartée de la décision la seule institution qui offre des garanties d’indépendance, garanties d’autant plus nécessaires qu’il s’agit de juger une personne influente ? Comment la séparation des pouvoirs a-t-elle pu aussi paradoxalement être invoquée pour justifier cette aberration, alors qu’elle est tout aussi nécessaire dans les rapports entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif – qui se retrouve de facto en situation de juger – que pour l’autorité judiciaire ?

L’institution de la Cour de Justice de la République aboutit à faire juger un homme par ceux qui, naturellement, le connaissent, ont été avec lui en relation d’amitié, d’autorité ou de subordination.

La conséquence de cette grave confusion des pouvoirs et des rôles est que les juges d’un jour, souvent si prompts eux-mêmes à critiquer le travail de la justice, ont parfois adopté des comportements qui conduiraient n’importe quel magistrat devant le Conseil supérieur de la Magistrature. Tel « juge » n’a pas hésité, par exemple, à se demander publiquement, avant l’audience, s’il était bien nécessaire de juger Charles Pasqua. Telle autre, appartenant pourtant à la majorité, a honnêtement admis à la fin de l’audience : « j’ai eu l’impression que certains étaient favorables à la relaxe pure et simple avant même que le procès ait commencé ».

Évidemment, peu de questions dérangeantes ont été posées à Charles Pasqua, comme la presse s’est plu à le relever. Un des « juges » a même été jusqu’à interroger l’ancien ministre sur des pistes de réforme de la justice qu’il préconisait. Sans compter ces trois parlementaires qui se seraient endormis en pleine audience.

C’est, en définitive, une image peu glorieuse d’une peu glorieuse justice qui a été révélée par ce procès ; ne devait-il pas, pourtant, être exemplaire au regard des enjeux qu’il recélait et du rôle que les parlementaires prétendaient endosser ?






Le 5 mai enfin, les procureurs généraux étaient convoqués à l’Elysée pour entendre le président de la République discourir sur la violence scolaire. Que ce genre de politique soit conduite depuis l’Elysée au mépris de la Constitution, voilà qui n’étonne plus désormais. Mais que les procureurs généraux aillent prendre leurs instructions de politique pénale directement auprès du chef de l’Etat – et, in fine, participer à une pure opération de communication autour de la sécurité – témoigne superbement de cette « préfectoralisation » de la justice que l’on redoute de longue date sans toujours comprendre combien elle est déjà advenue.






Dans cette analyse des remugles de l’actualité, certains voudront voir la démonstration d’un corporatisme judiciaire. Le reproche est aisé et permet à ceux qui le brandissent d’éviter de se poser la moindre question, de s’épargner la moindre remise en cause. Ceux-là sans doute ne se sont jamais demandé à quelles fins avaient été conçues l’indépendance de la justice et la séparation des pouvoirs – certainement pas au profit du juge, évidemment à celui des citoyens.

{{Ces quatre événements sont les symptômes d’une dérive de la conception que se font parlement et gouvernement de la place et de la mission de l’institution judiciaire dans la Cité, dont l’intervention n’est même plus tolérée par les autres pouvoirs.

Il ne s’agit plus aujourd’hui des seuls avatars d’une méfiance historique, et d’ailleurs parfois légitime, que l’institution judiciaire a dû longtemps assumer : ce que donnent à voir, chacun à sa façon, ces événements, c’est un climat délétère où, dans les rapports à la justice, tout est effectivement devenu possible.}}