Madame le garde des Sceaux,


Des menaces précises pèsent aujourd’hui sur l’Institut des Hautes Etudes sur la Justice (I.H.E.J.), qui nous conduisent à vous interpeller de la façon la plus solennelle afin de vous inviter à sauvegarder un outil essentiel de la réflexion contemporaine sur la justice.

Vous n’ignorez pas que l’I.H.E.J. est constitué sous la forme d’une association dont la dotation annuelle, 70 000 euros, est tout à fait modeste. En outre sont mis à sa disposition de petits locaux au sein de l’E.N.M. Enfin, la chancellerie pourvoit à la rémunération d’une directrice administrative, d’un agent contractuel chargé de la communication, et du secrétaire général de l’Institut, Antoine Garapon.

L’importance de l’I.H.E.J. n’est plus à démontrer. Au-delà de son travail éditorial, il organise chaque année, à destination du corps judiciaire, un séminaire de philosophie du droit, ainsi qu’une initiation à la philosophie, proposée dans le cadre de la formation continue. Les magistrats qui participent à ces manifestations témoignent unanimement de l’intérêt que représentent ces espaces de réflexion critique sur les enjeux judiciaires.

En outre, les liens que l’I.H.E.J. a noués avec de nombreuses juridictions et cours suprêmes étrangères en font un vecteur important, sur le plan international, de la culture juridique française.

Or, malgré le dynamisme de l’Institut, des attaques sont lancées depuis plusieurs mois, attaques dont la convergence ne laisse aucun doute sur l’objectif qu’elles poursuivent, à savoir la disparition de l’I.H.E.J..

L’an dernier, sa dotation financière a été brutalement divisée par deux, rendant difficile la poursuite de ses activités. Pire, le représentant du secrétariat général de la chancellerie a laissé entendre qu’elle serait purement et simplement annulée pour 2010.

Ensuite, le contrat de la personne chargée de la communication a pris fin au mois de novembre 2009. Il a en outre été porté à la connaissance de l’I.H.E.J. que la mise à disposition de la directrice administrative cesserait à compter de septembre 2010, sur décision du Secrétariat général de votre ministère.

Enfin, le directeur de l’E.N.M. a récemment fait part de son souhait de voir l’I.H.E.J. quitter les bureaux qu’il occupe au sein des locaux parisiens de l’école.

Bientôt privé de son soutien administratif, de ses locaux et de ses finances, l’I.H.E.J. ne pourra pas subsister.

Nous ne pouvons que nous interroger sur les raisons de ce démantèlement.

Nous n’osons imaginer que le choix fait par l’I.H.E.J. de centrer ses travaux et séminaires sur le versant critique, philosophique ou sociologique de l’œuvre de justice, puisse constituer le motif du désengagement du pouvoir exécutif ; cela traduirait la volonté de supprimer un lieu indépendant et pluraliste, volonté peu compatible avec les principes de liberté d’expression qu’il appartient au garde des Sceaux de garantir.

La récente création, par le décret du 28 octobre 2009, d’un Institut National des Hautes Etudes de la Sécurité et de la Justice (I.N.H.E.S.J.) est en revanche à l’évidence corrélée avec la disparition programmée de l’I.H.E.J.. Ce nouvel Institut, contesté par la quasi-totalité des chercheurs français, ne sera pas un outil de réflexion critique sur la justice. Présidé par un préfet, dirigé par un commissaire de police, composé de personnalités souvent choisies pour de toutes autres raisons que leur légitimité intellectuelle, l’I.N.H.E.S.J. n’aura de la justice qu’une appréhension policière, et, pour tout dire, indigente.

Toutes ces considérations, non exclusives les unes des autres, expliquent sans doute que des intérêts puissants voient d’un œil ravi la disparition de l’I.H.E.J..

Nous ne pouvons pas accepter, Madame le garde des Sceaux, que l’indépendance et la vision critique de l’I.H.E.J. soient sacrifiées au profit de l’entreprise de domestication de la recherche stratégique sur la sécurité et sur la justice.

Ces manœuvres interviennent d’ailleurs au moment où l’I.H.E.J., à la demande et en collaboration avec le Ministère des Affaires Etrangères, s’investit dans le projet dit « Conventions », qui vise à réunir diplomates, juristes et économistes autour d’enjeux liés à la régulation de la mondialisation. De façon encore plus ambitieuse est en germe, à l’initiative de l’I.H.E.J., la création d’un « think tank » européen et indépendant, consacré aux questions de justice. Plusieurs instituts étrangers ont déjà manifesté leur intérêt pour cette entreprise.

Nous voulons croire, Madame le garde des Sceaux, que, consciente des enjeux que représente la recherche critique dans un domaine aussi essentiel que la justice et avertie de l’importance de cet institut pour l’identité de la magistrature, vous ne sacrifierez pas à la vision réductrice de la recherche française que vous proposent ceux qui souhaitent et programment le démantèlement de cet institut, et que vous vous y opposerez.


Comptant, vous le comprendrez eu égard aux enjeux, sur une prompte réponse, nous vous prions d’agréer, Madame le garde des Sceaux, l’expression de notre considération.


Pour le Syndicat de la magistrature,

Clarisse TARON, Présidente