Madame le garde des Sceaux,


Le 2 mars 2010, six mois après que le « comité de réflexion sur la justice pénale » présidé par Philippe Léger vous a remis son rapport définitif, vous avez rendu public un « avant-projet du futur code de procédure pénale » et ouvert une phase dite de « concertation », notamment avec les organisations professionnelles de magistrats.

Ce texte a été élaboré par vos services en relation avec deux obscurs « groupes de travail », l’un « technique », l’autre « politique », composés de personnes choisies intuitu personae qui ont œuvré dans une totale opacité. Ainsi, le Syndicat de la magistrature n’a jamais été associé à ces travaux déterminants, contrairement à l’engagement pris en septembre 2009 par votre directeur de cabinet d’ouvrir « deux ou trois fenêtres de concertation » avant la fin de l'année 2009 sur les orientations progressivement retenues par ces groupes.

Nous n’avons donc jamais pu discuter les présupposés de cet avant-projet.

Certes, nous avions exigé et obtenu d'être reçus en février 2009 par quelques membres du comité Léger - qui s’était d’abord contenté de nous adresser un questionnaire sommaire - mais il résulte des termes mêmes de son rapport qu’il n'a tenu aucun compte des observations formulées par d’autres que ses membres. Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler que ce comité, installé par votre prédécesseur, était composé pour une part importante d’adversaires affichés d’une direction indépendante de l’enquête pénale, qu’un seul de ses seize membres était un magistrat du siège, qu’un autre était l’avocat personnel du chef de l'Etat et que ce dernier avait largement préfiguré les maigres conclusions de ses « experts » en annonçant le 7 février 2009 devant la Cour de cassation la disparition du juge d’instruction sans jamais faire référence au statut du parquet. Les travaux de ce comité étaient à ce point vérouillés que deux de ses membres ont préféré en démissionner.

Une discussion sur les orientations de la réforme n’en était que plus impérieuse ; vous avez fait le choix de l'exclure. Le résultat de cette méthode est sans surprise : vos services ont validé les lignes de faiblesse d’un rapport pourtant unanimement décrié.

L’heure de la « concertation » aurait donc sonné le 2 mars... Outre que vous nous avez fait parvenir le texte plusieurs heures après l’avoir remis à la presse - sans doute pour que nous ne soyons pas en mesure de répondre rapidement à ses sollicitations… - et moins de 48 heures avant de nous recevoir à la Chancellerie, vous avez limité cette nouvelle phase à « 6 ou 8 semaines », ce qui paraît bien court quand on se souvient que la réforme a été amorcée en octobre… 2008. Par ailleurs, le texte transmis est très incomplet. D’une part, la majeure partie du titre II portant sur « les mesures de l’enquête » n’a toujours pas été rédigée - alors qu’elle porte sur des actes aussi essentiels que les auditions et interrogatoires, les fichiers de police judiciaire ou encore les mandats - et nous ne savons pas quand elle le sera. D’autre part, les dispositions concernant le jugement des affaires pénales ainsi que l’exécution et l’application des peines sont laissées en suspens. Bref, l’état actuel du texte ne permet absolument pas, en dépit des intentions que vous avez affichées, de discuter sur des bases claires et globales.


Sur le fond, vous avez cru devoir rappeler qu’il ne pouvait être question de s’opposer au principe de la réforme et vous avez formellement exclu toute proposition de révision constitutionnelle.

Le statu quo, vous le savez, n’a jamais été la position du Syndicat de la magistrature. Nous considérons depuis longtemps que notre système pénal doit être réformé en profondeur. Ainsi, en mars 2006, nous avions formulé devant la commission d’enquête parlementaire sur l’affaire dite « d’Outreau » 40 propositions pour une autre justice, placées sous le double signe de l’équilibre institutionnel et du renforcement des garanties offertes aux parties. Nous n’avons donc pas attendu votre texte pour tracer des pistes sérieuses de refondation de la procédure pénale, à l’opposé du « conservatisme » ou du « corporatisme » sans cesse brandis pour discréditer toute expression critique. Nous n’oublions pas non plus que cette commission d’enquête avait elle-même formulé des recommandations intéressantes. Par ailleurs, la loi du 5 mars 2007 - certes moins ambitieuse - avait instauré une collégialité à l’instruction qui devait être effective au début de cette année et que l’oukase du président de la République a rendue obsolète avant même sa mise en oeuvre...

A cet égard, votre affirmation selon laquelle la réforme annoncée permettra d’empêcher qu’une catastrophe comme celle d’Outreau se reproduise est d’une parfaite mauvaise foi et apparaît ainsi pour ce qu'elle est : une énième tentative d'exploitation démagogique de cette affaire tragique.

Quant au cadre législatif dans lequel vous nous enfermez, il exclut toute discussion sur le statut du ministère public. Cette question est pourtant cruciale dès lors qu’il est envisagé de supprimer le juge d'instruction, objectif premier et point nodal de cet avant-projet. Prolongeant le déni qui hantait le rapport Léger, vous avez ainsi décidé de faire l’impasse sur LA question que tout le monde se pose et qui nous était déjà posée avec acuité par la Cour européenne des droits de l’Homme, notamment dans son arrêt MEDVEDYEV c/France du 10 juillet 2008. Autrement dit, vous nous invitez à discuter de tout... sauf de l’essentiel ! Ce faisant, non seulement vous videz toute « concertation » de son sens, mais encore vous viciez irrémédiablement la réforme entreprise en refusant son préalable incontournable : l’indépendance du parquet. On ne commence pas à construire une maison par le toit...

Par ailleurs, comment pourrions-nous croire à votre volonté de dialogue quand vous traitez par l’intimidation ou le mépris les alertes et revendications qui émanent des professionnels de la justice ?

Ainsi, lorsque nous vous avons récemment interpellée à propos des menaces objectives qui pèsent sur l’Institut des Hautes Etudes sur la Justice, vous avez trouvé pertinent d’ironiser sur la « portée tragique » de nos « spéculations » qui relèveraient d’un « roman de gare » (cf. votre courrier du 11 mars)…

Le 8 mars, veille de la grève à laquelle avait appelé le Syndicat de la magistrature aux côtés de plusieurs organisations de fonctionnaires dans le cadre d’une journée nationale d’action interprofessionnelle pour la justice, vos services ont cru devoir menacer les magistrats mobilisés de poursuites disciplinaires.

Le 9 mars, marqué par une mobilisation unitaire sans précédent, vous avez refusé de recevoir vous-même une délégation composée de représentants des nombreuses organisations impliquées. Dans le communiqué que vous avez diffusé le soir même, non seulement vous n’avez pas eu un mot pour témoigner de votre compréhension à l’égard des légitimes inquiétudes exprimées par l’ensemble des acteurs du monde judiciaire, mais encore vous avez persisté à présenter la situation de la justice de manière tronquée, faisant preuve d’une étonnante surdité.

Les jours suivants, vous avez même parlé de manifestations « peu nombreuses », de critiques émanant de personnes « qui ne connaissent pas bien le texte », ou encore de « gens pas du tout concernés par la réforme de la procédure pénale » qui auraient pris part à ce mouvement…

Pour votre parfaite information, la disparition sans contrepartie sérieuse du juge d’instruction n’était pas notre seul motif de colère, mais elle était au cœur de notre appel commun pour la défense de l’indépendance de la justice.

Ainsi, le moins que l’on puisse dire est que votre positionnement ne tranche pas avec l’attitude de votre prédécesseur, dont vous prétendez pourtant vous démarquer.

Dans ces conditions, le Syndicat de la magistrature, réuni le 12 mars en conseil national, a décidé de ne pas prendre part au simulacre d’une « concertation » manifestement conçue comme une figure imposée, voire un outil de communication ministérielle. Nous continuerons à faire connaître nos positions en faveur d’une justice indépendante, égalitaire et de qualité, mais nous n’irons pas négocier ce qui n’est pas négociable avec un ministre aussi officiellement ouvert à toutes les propositions qu’il n’est concrètement prêt à aucune concession significative.

Nous vous prions d’agréer, Madame le garde des Sceaux, l’expression de notre considération vigilante.


Pour le Syndicat de la magistrature


Clarisse TARON, présidente


Paris, le 19 mars 2010.