Le 19 octobre 2010, la Cour de cassation a affirmé, dans trois arrêts historiques, que la garde à vue, en ce compris les régimes dérogatoires de criminalité organisée, n'étaient pas conformes à la Convention européenne des droits de l'Homme. Analyse et perspectives... L’histoire retiendra que la garde à vue « à la française » a succombé le 19 octobre 2010 à 14h00, au terme d’une longue et pénible maladie : l’immobilisme politique.

La Cour de cassation vient en effet, par trois arrêts de principe, de la déclarer contraire aux exigences de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.

En substance, la haute juridiction, emboîtant le pas à la Cour européenne des droits de l’Homme, estime que la garde à vue doit, pour être valide, respecter trois principes : la notification du droit au silence, la participation de l’avocat aux interrogatoires, avocat dont l’intervention – y compris en matière de criminalité organisée – ne saurait être différée dans le temps qu’en vertu de raisons impérieuses constatées par un magistrat.


L’impéritie de la Chancellerie

A vrai dire, cette décision est tout sauf une surprise, tant une réforme était objectivement inéluctable :

- Dans une quarantaine d’arrêts rendus depuis deux ans, la Cour européenne des droits de l’Homme a très clairement décidé que l’assistance de l’avocat aux auditions est un droit qui s’attache nécessairement à la garde à vue et qu’il ne saurait exister de régime dérogatoire qui interdise par principe et sans décision du juge l’intervention immédiate de l’avocat en garde à vue.

- Par courrier en date du 15 décembre 2009, le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats de France ont officiellement saisi la garde des Sceaux de l’urgence qui s’attachait à une réforme de la garde à vue française, l’appelant à « permettre à la justice de s’adapter aux évolutions jurisprudentielles de la Cour de Strasbourg ».

- Début 2010, de très nombreux tribunaux correctionnels, cours d’appel, juges d’instruction et chambres de l’instruction ont déclaré la garde à vue non conforme à la Convention européenne, y compris en ce qui concerne l’intervention de l’avocat dans les régimes dérogatoires.

- Courant janvier 2010, différents articles de presse se sont fait l’écho du refus des services de police de Seine-Saint-Denis de se plier aux directives des juges d’instruction leur demandant de permettre aux avocats d’intervenir, en matière de stupéfiants, dès le début de la garde à vue.

- Le 30 juillet dernier, le Conseil constitutionnel a invalidé la garde à vue de droit commun, principalement à raison de l’absence d’assistance de l’avocat lors des interrogatoires de garde à vue.

- Le 14 octobre, dans un arrêt Brusco, la Cour de Strasbourg a clairement condamné la France pour le même motif.

Face à ces alertes convergentes, un ministre de la justice conséquent se devait, sans idéologie, de prévoir des solutions rapides dans l’intérêt des justiciables et des professionnels de la justice : il n’en a rien été. Au contraire :

- La garde des Sceaux n’a absolument rien fait, bien qu’elle en ait été officiellement saisie par le Syndicat de la magistrature, pour débloquer la situation qui sévissait en Seine-Saint-Denis, ni pour inciter les magistrats à faire une application loyale de la CEDH.

- Le porte-parole du ministère a même eu le front de déclarer, le 21 juillet dernier : « Certains avocats ont prétendu que la Cour européenne des droits de l’Homme exigeait la présence effective de l’avocat pendant toute la garde à vue. Ceci est faux ».

- Début septembre, la Chancellerie n’a pas hésité à affirmer, de façon mensongère, que les dispositions applicables en matière de criminalité organisée ne seraient pas modifiées « dans la mesure où leur conformité à la Constitution a été réaffirmée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 30 juillet 2010 ».

La stratégie du ministère de la justice procède d’une inquiétante absence de courage politique à ce niveau de responsabilité. En effet, en ne proposant aucune modification des régimes dérogatoires dans les deux projets rendus publics en mars et septembre, la garde des Sceaux refusait à l’évidence d’en assumer l’éventuel coût politique. Il était en effet tellement plus simple de faire reposer la responsabilité de la réforme sur la Cour de cassation...


Et maintenant ?

Au nom du principe de sécurité juridique, la Cour de cassation a décidé de différer la prise d’effet de sa jurisprudence au 1er juillet 2011. Ce faisant, elle s’est calquée sur la position du Conseil constitutionnel. Juridiquement contestable, ce pragmatisme conforte un gouvernement qui avait pourtant pris le risque de l’insécurité. Il a pour conséquence de priver ceux-là même qui avaient saisi la Cour de cassation – comme hier les justiciables qui avaient suscité la décision du Conseil constitutionnel – des garanties offertes par une norme supérieure à la loi. De même, dans les mois à venir, les personnes placées en garde à vue ne pourront se prévaloir utilement de ces arrêts, pas plus que de la décision du Conseil constitutionnel...

Voici donc où conduit la politique irresponsable de la Chancellerie : à priver pendant plusieurs années des centaines de milliers de personnes des droits élémentaires qui leur sont reconnus tant par la Constitution que par une convention internationale !

Après cette pluie de décisions, les magistrats se trouvent placés devant l’alternative suivante : admettre que ces textes fondamentaux soient quotidiennement violés pendant plusieurs mois, ou prendre les dispositions qui s’imposent.

Pour le Syndicat de la magistrature, la première option n’en est pas une : il s’agirait d’une trahison de la mission constitutionnelle de l’autorité judiciaire, « gardienne de la liberté individuelle ». Il appartient donc aux magistrats, une nouvelle fois confrontés à la carence du ministère de la justice, de prendre leurs responsabilités en faisant vivre dès à présent, dans les procédures dont ils ont la charge, des droits désormais unanimement reconnus.