Monsieur le Garde des Sceaux,

Vous n’ignorez pas que la Cour de Justice de l’Union Européenne a rendu, le 28 avril, un arrêt de portée considérable aux termes duquel "les Etats membres ne sauraient prévoir une peine privative de liberté pour le seul motif qu'un ressortissant d'un pays tiers continue, après qu'un ordre de quitter le territoire national lui a été notifié, de se trouver présent de manière irrégulière sur le territoire d'un Etat membre".

Pour juger les législations pénales prévoyant de telles peines d’emprisonnement contraires à la directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008, la Cour a notamment relevé qu’elles font obstacle à la réalisation des objectifs poursuivis par cette directive et notamment, comme le précise le communiqué de la Cour, « l’instauration d’une politique efficace d’éloignement et de rapatriement dans le respect des droits fondamentaux ».

Elle a en outre rappelé que les Etats membres de l’Union européenne « ne sauraient appliquer une réglementation, fût-elle en matière pénale, susceptible de mettre en péril la réalisation des objectifs poursuivis par une directive et, partant, de priver celle-ci de son effet utile ».

Il serait inconcevable que votre ministère tarde à prendre la mesure de la portée de cette décision et à en tirer les conséquences nécessaires, comme il l’a malheureusement fait trop longtemps en matière de garde à vue, avec les conséquences désastreuses que l’on sait.

Vous ne sauriez à cet égard feindre d’ignorer que les dispositions du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, punissant de peines d’emprisonnement tant le séjour irrégulier que la méconnaissance des mesures d’éloignement, font objectivement obstacle à la mise en œuvre de ces mesures, en même temps qu’elles contreviennent aux principes de gradation et de proportionnalité dont la directive impose le respect.

C’est pourquoi, nous espérons que vous ne cautionnerez pas la présentation scandaleusement mensongère des dispositions de notre droit pénal et le commentaire juridiquement aberrant de l’arrêt de la Cour que le ministère de l’intérieur a livrés à la presse pour tenter d’en éluder les conséquences, pourtant incontournables

À ce titre, non seulement il appartient aux parquets de cesser dès maintenant de requérir l’application de peines d’emprisonnement en matière d’infractions aux dispositions sur le séjour, mais il incombe également au Gouvernement de saisir le Parlement de dispositions d’abrogation des dispositions qui les prévoient.

L’anticipation des implications de cette directive – qui était de la responsabilité de votre ministère – eût au demeurant permis d’adopter les mesures nécessaires dans le cadre du projet de loi de transposition dont l’examen s’achèvera dans les prochains jours. Pour avoir refusé d’envisager toute forme de dépénalisation du séjour irrégulier, en dépit des appels pressants de nombreuses organisations de défense des droits des étrangers, votre Gouvernement se voit ainsi conduit à revoir le contenu de son projet de loi avant même qu’il ne soit définitivement voté.

De la même manière, la contrariété de ces peines d’emprisonnement avec les dispositions de la directive telles qu’interprétées par la Cour de Justice emportera des conséquences inéluctables en matière de grade à vue, dès lors que la loi nouvelle n’en autorise l’usage qu’en matière d’infractions punies d’une peine d’emprisonnement. À ce titre encore, il vous incombe de prendre toutes les initiatives nécessaires pour que, dès le 1er juin, les officiers de police judiciaire renoncent à des pratiques qui contreviendraient aux principes qui se dégagent de cette décision.

A défaut, vous prendriez la lourde responsabilité d’exposer la France à un désaveu que ne manqueraient pas de lui infliger tant la Cour de justice de l’Union européenne, pour avoir maintenu une législation contraire à la directive, que la Cour européenne des droits de l’homme au titre de mesures de garde à vue dépourvues, pour cette raison, de fondement légal.

C’est pourquoi nous vous demandons, Monsieur le Garde des Sceaux, de prendre l’ensemble des dispositions qu’implique le respect des principes découlant de la directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008 et de l’arrêt qui l’interprète, de telle sorte qu’enfin la France puisse s’honorer de faire loyalement application des normes supranationales.

Nous vous prions de croire, Monsieur le Garde des Sceaux, à l’assurance de notre considération.


Pour le Syndicat de la magistrature




Clarisse TARON, Présidente.




Ci-joint : l'arrêt et le communiqué de la CJUE.