Nous avons été entendus le 28 juin par la mission relative à la présomption d'innocence, présidée par Elisabeth Guigou, chargée par le garde des Sceaux de "dresser un état des atteintes portées à la présomption d'innocence dans notre société contemporaine (origines, procédés, comparaisons internationales) et faire toute proposition utile, législative ou pratique, permettant de garantir le respect de la présomption d'innocence".
Nous avons bénéficié d'un délai extrêmement court - de quelques jours - pour préparer cette audition, ce que nous n'avons pas manqué de souligner en préambule, d'autant que le principe de la présomption d'innocence irrigue des champs très divers, au-delà même de la matière judiciaire.
Il nous a tout d'abord semblé nécessaire de s'interroger sur la réalité d'une consécration procédurale de ce principe de la présomption d’innocence, notamment depuis l'adoption de la loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes. En effet, selon nous, reconnaître un droit à l’innocence doit d'abord s'inscrire dans le rapport procédural entre l'accusé et le juge, ce qui a constitué, ces dernières années, un champ oublié des gouvernements et du législateur, le débat se polarisant - encore aujourd’hui - sur la question de la présentation publique d’une personne comme coupable d’une infraction au détriment de sa présomption d’innocence. Pourtant, c’est bien d’abord dans l’enceinte judiciaire que ce principe essentiel du procès équitable doit être consacré. Cela signifie que durant le temps procédural de l'enquête, de l'instruction et du procès la personne mise en cause d'une part doit conserver le statut juridique qui était le sien antérieurement aux poursuites engagées, c'est-à-dire une innocence effective, et d'autre part ne doit pas être obligée de devenir un sujet actif dans la démonstration de sa non-culpabilité. Alors même que les responsables publics n’ont cessé de clamer, depuis plusieurs années, leur attachement à ce principe - en visant principalement les mises en cause publiques de personnalités - ils n’ont pas commencé par le commencement : examiner les garanties procédurales applicables au processus judiciaire.
La reconnaissance de la présomption d'innocence devrait être comprise comme mécanisme de la démonstration de la vérité judiciaire, et par là même comme constituant un principe procédural qui gouverne de manière absolue le procès pénal. Sauf que pour beaucoup, la présomption d'innocence constitue simplement un principe dont l'objet consiste à tempérer les mesures privatives de liberté et, par voie de conséquence, à protéger le citoyen soupçonné puis accusé. Il ne s'agit pas vraiment d'un mécanisme probatoire qui organise la démonstration de la vérité judiciaire en accordant à l'accusé un a priori procédural favorable.
Nous avons illustré cette nécessité de rendre effective l'application de ce principe à valeur constitutionnelle en pointant plusieurs marqueurs forts de suspicion que recèlent :
- des décisions de classements sans suite sous condition : utilisés par exemple de manière industrielle lors de certaines manifestations sur la base du nouveau - et très contestable - alinéa 7 de l'article 41-1 du code de procédure pénale et qui ont visé des personnes pour lesquelles les éléments à charge étaient insuffisants ou très ténus.
- des décisions de poursuites simplifiées sans débat judiciaire sur la caractérisation de l'infraction : comme la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité dont la finalité - comme son nom l'indique - repose sur une anticipation préalable de la culpabilité de la personne mise en cause et qui permet au parquet de faire coïncider l'aveu et la culpabilité, conformément à une rationnalité judiciaire tant valorisée depuis trop longtemps.
- des décisions de placement ou de prolongation de détention provisoire : le législateur n'ayant eu de cesse, depuis la loi du 15 juin 2000, de renforcer les possibilités de cette privation de liberté et l'article 144 du code de procédure pénale étant par ailleurs trop souvent envisagé au travers des seuls sept objectifs listés limitativement, sans que la relation à la commission des faits objet de la procédure ne soit systématiquement (ré)appréciée (ce qu'a pourtant rappelé la chambre criminelle de la cour de cassation par un arrêt du 14 octobre 2020).
- les comparutions des prévenus ou accusés dans des box vitrés : un tel encagement ne pouvant que donner une image négative de la personne jugée, outre les atteintes aux droits de la défense qu'il entraîne.
Entre l'innocence certaine et la culpabilité démontrée, il existe ainsi un état intermédiaire que les différentes étapes de la procédure devraient pouvoir réellement consacrer, sans que plane insidieusement tout le long un scepticisme pénalisant. Nous avons donc notamment rappelé qu'il était impératif d'adopter des mesures encadrant plus strictement la détention en relevant les seuils des peines encourues permettant l'incarcération et en en limitant la durée, de supprimer sauf cas exceptionnel les box vitrés et de favoriser autant que faire se peut la collégialité, laquelle est d'ailleurs réduite à néant avec la montée en puissance des prérogatives quasi-juridictionnelles du parquet.
Nous avons par ailleurs questionné la notion de vraisemblance, laquelle fait l'objet d'une gradation par paliers dans le code de procédure pénale, sans réelle définition précise de ce que recouvrent les "raisons plausibles", les "indices graves ou concordants" et les "charges constitutives d'infraction". Or, l'imprécision des termes, et donc l'insuffisance du cadre légal, autorise le déploiement de certains illégalismes, comme par exemple les "gardes à vue préventives" notifiées en masse - et encouragées - lors de certaines manifestations.
Le second volet de notre intervention a concerné ce qui occupe majoritairement les débats actuels : la présomption d’innocence en dehors de l’enceinte judiciaire elle-même.
- Sur la question du secret de l’enquête au regard du principe de la présomption d’innocence :
Nous avons rappelé que les critiques, parfois relayées au plus haut niveau, selon lesquelles le secret de l'enquête n'aurait pas (ou plus) de réalité, procèdent trop souvent d'une mauvaise compréhension de sa nature. En effet, le secret de l'enquête n'est pas une interdiction générale et absolue d'évoquer publiquement une enquête en cours, et encore moins un droit subjectif pour le mis en cause d'imposer le silence sur une enquête dont il est l'objet. En effet, jusque dans le texte de l'article 11 du code procédure pénale et dans les incriminations auxquelles il renvoie, le secret de l'enquête n'est qu'une variété de secret professionnel, qui n'a pour effet que d'interdire aux professionnels concourant à la procédure de communiquer des éléments de celle-ci hors les cas expressément prévus par la loi. Ce peut d’ailleurs être un choix de la défense d’exposer publiquement la défense de la personne mise en cause dans les médias.
Les faits ne sont généralement révélés qu'indirectement, par la diffusion par un organe de presse d'informations potentiellement couvertes par le secret. Compte tenu de la nécessaire protection garantie au secret des sources des journalistes, il est alors fréquemment impossible d'identifier l'origine des informations, ce qui fait obstacle non seulement la poursuite d'un auteur principal, mais aussi souvent celui d'un éventuel receleur dans l'hypothèse où l'information aurait pu être aussi bien diffusée par une personne non tenue au secret de l'enquête.
Par ailleurs, les possibilités de poursuites du chef de recel du secret de l'enquête sont – de manière tout à fait opportune et justifiée – limitées par la protection accordée à la liberté d'expression notamment au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui, tout en admettant la légitimité du secret de l'enquête et de la répression de ses violations, exige qu'il soit fait application avec une grande prudence des délits susceptibles d'être poursuivis dans ce champ à l'encontre de journalistes, compte tenu du rôle de leur activité dans le débat public au sein d'une société démocratique. La protection accordée au secret des sources n’est elle-même pas absolue, il peut y être porté atteinte en cas d'impératif prépondérant d'intérêt public, les mesures devant être strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi.
A cet égard, nous avons exprimé notre opposition à la proposition du rapport rendu par Didier Paris tendant à modifier l’article 11 du code de procédure pénale pour y faire figurer tous les principes en cause : si l’objectif visé n’est pas, selon les auteurs du rapport, de modifier les équilibres, il ne faudrait pas qu’une telle énumération de principes mis sur le même plan soit l’occasion d’une remise en question de la manière dont ils s’articulent. Nous avons souligné que le projet de loi « confiance » ne modifie heureusement pas les équilibres en cause, et ne fait que prévoir une infraction ad hoc et une peine plus lourde en cas de violation du secret professionnel lié au secret de l’enquête, ce qui a vocation, selon nous, à rester une mesure essentiellement symbolique pour les raisons déjà évoquées (difficulté à identifier les auteurs).
Nous avons en revanche renouvelé nos critiques concernant deux nouveautés introduites dans le projet de loi :
- la possibilité pour les OPJ de communiquer, avec l’autorisation du procureur de la République, sur les enquêtes en cours, alors qu’il faudrait au contraire professionnaliser cet exercice (nous faisons des propositions en ce sens) et éviter de multiplier les acteurs qui en sont chargés ;
- l’ouverture de l’accès au dossier en cas de fuite dans la presse sur une enquête en cours, qui ouvre la voie à toutes les instrumentalisations et manipulations contraires au principe d’égalité devant la loi.
- Sur la question de l’externalisation du débat sur la commission d’une infraction en dehors de l’enceinte judiciaire :
Le phénomène n’est pas nouveau, mais s’accentue avec l’évolution des modes de communications (réseaux sociaux…) : certains « procès » ont lieu uniquement dans les médias quand la dénonciation d’une infraction n’a pas été portée devant la justice, ou encore certains « procès » ont lieu, parallèlement à une procédure judiciaire en cours, dans les médias ou sur les réseaux sociaux.
Les enjeux de cette évolution se situent non seulement sur le terrain de la présentation publique d’une personne comme coupable d’une infraction pénale, mais aussi sur celui de la pression sur la justice, ces pressions - qui justifieraient d’autres développements au regard de leur instrumentalisation par une large part de nos responsables publics - engendrant à leur tour des questionnements au regard du principe de présomption d’innocence pendant le déroulement de la procédure judiciaire.
La libération de la parole sur les faits de violences faites aux femmes et de violences sexuelles depuis 2018 en est un exemple paroxystique. Il s’agit d’un moment éminemment nécessaire - l’irruption publique de cette parole ayant engendré une prise de conscience sur l’insuffisance des moyens humains (services de l’enfance susceptibles de détecter les faits, services d’enquête, magistrats…) consacrés à la lutte contre cette forme de délinquance particulièrement destructrice. A la faveur de cette libération de la parole, certaines personnalités ont fait l’objet de mises en cause publiques dans les médias ou sur les réseaux sociaux, alors même qu’il leur était, dans certains cas, impossible de faire advenir une vérité judiciaire sur ces accusations, l’affaire étant prescrite.
L’arsenal juridique existant pour rétablir le principe de présomption d’innocence paraît néanmoins satisfaisant, tant en droit pénal général et droit pénal de la loi presse (dénonciation calomnieuse, diffamation, diffusion de fausses nouvelles de l'article 27 de la loi de 1881…), que par les moyens offerts par la procédure civile (possibilité de faire retirer en référé des contenus par application de l'article 809 CPC afin de faire cesser le dommage, article 9-1 du code civil...). Le problème réside souvent - là encore - dans la difficulté pour la justice de traiter ces affaires dans des délais raisonnables, afin de limiter les dommages pour les personnes.
Il nous apparaît ainsi que cette situation ne justifie pas, là non plus, une modification des équilibres législatifs : il ne serait pas légitime de réprimer cette parole dès lors qu’elle ne s’exprime pas en dehors des limites fixées par la loi, et ce d’autant moins que ces mises en cause publiques n’ont pas vocation à durer. C’est justement lorsque les institutions, et notamment la justice, seront parvenues à jouer leur rôle de régulateur en appréhendant de manière satisfaisante les faits de violences sexuelles que ces dénonciations en dehors de l’enceinte judiciaire n’auront plus lieu d’être. Encore faudrait-il, mais c’est un autre débat, que l’effort porte sur la formation et les moyens données aux institutions (école, services d’enquête, experts judiciaires…) plutôt que sur la modification continuelle des textes applicables.