Le projet de loi de finances (PLF) 2024, adopté en première lecture par l’Assemblée nationale après utilisation du 49-3,, actuellement en cours de discussion au Sénat, n’est pas surprenant. Il est néanmoins charnière.

Pas surprenant, parce qu’il s’inscrit dans la droite ligne des débats sur la loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice fraichement adoptée. Charnière, parce qu’il est la première déclinaison de cette loi et parce que cette année - c’est assez rare pour le souligner - le budget de la mission justice est présenté par le Gouvernement comme un poste prioritaire, faisant figure d’exception dans un PLF qui tend globalement à la réduction de la dépense publique.

A ce titre, le point positif majeur réside dans le fait que cette fois, la justice judiciaire (+12%) n’a pas été oubliée au profit de l’administration pénitentiaire (pour laquelle le budget alloué reste stable). De même, le programme « conduite et pilotage », qui comporte notamment les crédits alloués à l’immobilier judiciaire, est très bien doté (+35 %). Néanmoins, l’accès au droit et la protection judiciaire de la jeunesse ne voient leur dotation augmenter qu’insuffisamment au regard des besoins des justiciables en ces matières.

Plus généralement, la satisfaction issue de l’augmentation générale des moyens et des effectifs cède devant l’analyse de la répartition des crédits, qui ne reflète en rien la conception de la Justice défendue par le Syndicat de la magistrature. Par exemple, la hausse des crédits alloués à l’aide juridictionnelle est inférieure à l’inflation, et celle des crédits alloués à l’aide aux victimes est décevante au regard des fortes attentes (4,4%). A l’inverse, de nombreux crédits sont alloués dans la perspective des Jeux Olympiques 2024 et d’une augmentation de l’activité pénale, qui relève plus de l’incantation que de la prévision. Dans le même ordre d’idée, l’un des axes prioritaires en terme de politique et traitement des affaires pénales pour 2024 est l’amplification de la réponse pénale. Encore et toujours, de nombreux crédits sont alloués à la construction de nouvelles places de prison.

A cette frénésie pénale s’ajoute une vision quantitative de la justice au détriment d’une véritable réflexion sur le sens et la qualité du service rendu. Ainsi, si le Gouvernement se félicite de la proportion d’affaires pénales traitées en moins de 12 mois, il s’avère que ce résultat est principalement obtenu « grâce » à l’utilisation massive de procédures de jugement rapide et/ou sans débat contradictoire, ou encore à la mise en œuvre du code de la justice pénale des mineurs. De la même manière, le Gouvernement compte sur les cours criminelles départementales pour résorber le stock démentiel d’affaires criminelles en attente de jugement, au seul motif que le temps nécessaire au jugement est moins important, sans s’interroger sur la dégradation de la qualité du jugement des crimes qui en découle.

Outre ce panorama général, le Syndicat de la magistrature a analysé le budget de la Justice programme par programme. Vous trouverez nos observations écrites ci-dessous.

 

Dans le cadre de notre audition du 15 novembre par les rapporteures de la commission des lois du Sénat sur les programmes justice judiciaire, accès au droit, conduite et pilotage et Conseil supérieur de la magistrature, nous avons décidé de concentrer principalement nos observations sur la question centrale de ce PLF : les recrutements.

Nous avons souligné d’emblée une certaine lassitude ressentie par les magistrats : un plan sur 5 ans ayant pour ambition de rattraper 30 ans d’abandon et présenté comme une fin en soi, sans vision de long terme. Nous savons pourtant déjà que les 10 000 agents supplémentaires en 5 ans seront non seulement difficiles à digérer pour les juridictions, mais également qu’ils ne suffiront pas à « réparer la justice ». Il est donc important de voir plus loin, notamment en ce qui concerne l’ENM et l’immobilier, symptomatique de l’irrationalité budgétaire du court-termisme dont notre ministère fait chaque année les frais.

Ensuite, une fois le principe des recrutements acté, de nombreuses questions se posent, afin qu’ils ne tournent pas à la grande gabegie : qui et comment recruter ? Comment former ? Comment répartir les nouveaux effectifs ? Comment faire pour qu’ils s’intègrent dans les collectifs et lieux de travail déjà en place ?

Nous avons ainsi développé nos observations quant au mode de répartition des effectifs présenté par la Chancellerie à la fin de l’été et quant aux travaux en cours en vue de créer des référentiels de la charge de travail des magistrats. Nous avons également déploré la hausse insuffisante des crédits alloués à l’ENM compte tenu des bouleversements importants engendrés par les recrutements massifs et rapides, ainsi qu’un manque de vision de long terme. De même, nous avons souligné le problème de l’absence d’autonomie financière du CSM alors qu’il va, mécaniquement, voir sa charge de travail augmenter du fait des recrutements et de la nouvelle loi organique, sans réelle marge de manœuvre en termes d’effectifs.

 

[Budget 2024] Le diable se niche dans les détails (438.53 KB)

Le 9 février 2022, en pleine séquence post-tribune des 3000 et États généraux de la Justice, notre syndicat avait déposé une plainte devant la Commission européenne contre l’État français (ministère de la Justice) pour manquement à la législation de l’Union Européenne concernant le temps de travail des magistrats, conjointement avec l’USM, l’AFMI (association française des magistrats instructeurs) et l’AFMJF (association française des magistrats de la jeunesse et de la famille).

Les quatre organisations plaignantes ont été entendues le 25 septembre dernier, à Bruxelles, par la direction générale de l’emploi, des affaires sociales et de l’inclusion de la Commission européenne (unité droit du travail).

Si nous n’avons pas eu accès aux observations de l’État français – que le ministère a refusé de nous communiquer malgré notre demande, les échanges avec la Commission nous ont permis de comprendre que notre ministère soutient sans rougir que les magistrat·es sont des « travailleurs autonomes » au sens de la réglementation européenne et peuvent donc, tels des cadres dirigeants, organiser leur temps de travail à leur guise. Il soutient aussi qu’une réglementation trop tatillonne de la durée du travail risquerait de porter atteinte à l’indépendance de la justice.

Nous avons déconstruit le portrait fallacieux dressé par le ministère de la justice de nos conditions de travail dans les juridictions, en nous attardant particulièrement sur le lien de subordination entre les magistrats et leur hiérarchie dans l’organisation administrative. A l’inverse de ce que soutient notre ministère, nous avons expliqué que l’absence de toute limite à nos charge et temps de travail nous conduit à juger en « mode dégradé » et à faire des choix de contentieux ou des renoncements qui nuisent à notre indépendance.

Vous trouverez nos observations, auxquelles nous avons annexé de nombreux documents démontrant l’absence d’autonomie des magistrats (ordonnance de roulement fixant les audiences, permanences, périodes de congés imposées par note interne, applicatifs comme Pilot et autres moyens de contrôle, etc.), le caractère hiérarchisé de notre organisation administrative et les manquements de l’État-employeur à toutes les garanties minimales fixées par la réglementation européenne en matière de temps de travail (durée hebdomadaire du travail, temps de repos minimum, amplitude horaire journalière, etc.).

La séance s’est conclue par l’annonce d’une mandature finissante à l’approche des prochaines élections européennes et ainsi d’un aléa quant à la possibilité pour la Commission d’émettre un avis avant cette échéance. La capacité des institutions européennes à faire respecter le droit est incertaine tandis que le ministère profite de ce délai pour ne pas se saisir de la problématique. En attendant, nous pouvons continuer de travailler jour et nuit au mépris de la réglementation européenne.

Observations Commission européenne (344.86 KB)