Lettre ouverte au garde des Sceaux

Monsieur le garde des Sceaux,



Vous n’ignorez pas qu’un grave conflit oppose depuis plusieurs semaines de nombreux avocats aux trois magistrats qui composent la chambre des appels correctionnels de la Cour de Nîmes.



Vous avez notamment été saisi de cette situation par le président du Conseil national des barreaux qui, par courrier du 25 janvier, vous a solennellement demandé d’ordonner une enquête administrative sur le fonctionnement de cette chambre. Le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature ont également fait part de leur vive préoccupation (cf. communiqués ci-dessous du 24 janvier et du 2 février 2012).



Ce conflit, vous le savez, perdure. Au point que, par une motion adoptée à l’unanimité, le CNB a renouvelé sa demande d’enquête, évoquant des

« témoignages écrits » qui font état de « propos et comportements incompatibles avec une administration sereine de la justice : gestes insultants à l’égard des avocats, conseils publiquement donnés à tel justiciable de changer d’avocat, paroles méprisantes à l’égard de populations discriminées » (cf. communiqué ci-dessous du 11 février 2012)

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A en croire le quotidien Le Figaro, votre porte-parole a pourtant indiqué le 12 février qu’une telle enquête « n’était pas à l’ordre du jour »... Au regard des éléments rapportés par des avocats aussi divers qu’unanimes, cette position est incompréhensible. Nous voulons croire qu’elle n’est pas immuable.



En effet, contrairement à ce qu’affirment à la fois les chefs de la Cour d’appel de Nîmes et une autre organisation de magistrats, la question n’est pas – n’a jamais été – de savoir si la chambre des appels correctionnels de la Cour de Nîmes est ou non trop sévère.



Si tel était le débat, nous n’aurions pas appuyé la démarche des barreaux. Vous savez l’importance que nous attachons au respect de l’indépendance des magistrats. Chaque fois qu’elle est menacée – quels que soient l’origine, le mobile et la forme de la menace –, nous défendons cette indépendance indispensable avec la dernière énergie. En particulier, il ne saurait être question pour nous de transiger, d’une manière ou d’une autre, sur la liberté juridictionnelle dont doivent jouir l’ensemble des magistrats dans l’intérêt des citoyens.



Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas cette liberté essentielle, c’est le respect dû aux justiciables par l’institution judiciaire. Nous ignorons si les faits rapportés sont exacts, mais ils sont suffisamment graves et les plaintes assez nombreuses et concordantes pour qu’on ne puisse pas les tenir pour rien ou les balayer d’un revers de main.



Est-il acceptable en effet, si cela est avéré, que des magistrats jugeant un manadier poursuivi pour avoir hébergé de façon indigne des familles de Roumains lui demandent, après s’être ouvertement moqué de ses explications, ? Etc.



Nous n’affirmons pas que de tels comportements ont effectivement eu lieu. Le fait est qu’ils sont rapportés, par un nombre important d’avocats qui ont reçu le soutien de l’ensemble de leurs confrères et nourrissent le sentiment qu’il est désormais inutile de plaider devant cette chambre, ce que viendrait confirmer – et seulement confirmer – le caractère systématique de sa jurisprudence. N’y a-t-il pas matière à vérification ?



Le débat, vous le voyez, n’est pas aussi simple que d’autres voudraient le faire croire, au risque d’affaiblir en la dévoyant cette indépendance pourtant précieuse qu’ils prétendent défendre.



Que penser, d’ailleurs, du sens de l’indépendance du premier président de la Cour d’appel de Nîmes qui, l’année dernière, s’est empressé d’accuser calomnieusement un magistrat d’avoir commis un « faux » (en écriture publique) pour obtenir que vous ordonniez à l’Inspection générale des services judiciaires d’aller l’interroger à propos d’un banal incident de procédure ? Monsieur Bernard Bangratz, cette fois, ne s’était pas embarrassé – il n’avait même pas pris la peine de recevoir ce magistrat – et l’IGSJ s’était très vite rendue à Nîmes – pour finalement conclure à l’absence de toute faute disciplinaire. La plainte d’un seul avocat avait suffi, mais il est vrai que plusieurs préfets ne supportaient plus depuis longtemps déjà les décisions de ce magistrat sanctionnant des atteintes aux droits des étrangers...



Que penser également du sens de la déontologie des chefs de la Cour d’appel de Nîmes qui, fin janvier, ont transmis à la presse un document se présentant comme une motion votée à l’unanimité par les magistrats de la Cour d’appel réunis en assemblée générale, alors qu’il n’y avait eu ni assemblée générale, ni débat sur une motion, ni vote ?



Que penser enfin du sens des responsabilités du premier président de la Cour d’appel de Nîmes qui, le 13 janvier, a rapproché le mouvement des avocats de situations observées dans des dictatures ?



Ces comportements, à eux seuls, ne justifieraient-il pas que vous vous interrogiez sur le fonctionnement de cette Cour ?



Dans son Recueil des obligations déontologiques des magistrats publié en 2010, le Conseil supérieur de la magistrature a notamment rappelé les principes suivants :



{B.1 Droit garanti aux justiciables par l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, l’impartialité du magistrat constitue, pour celui-ci, un devoir absolu, destiné à rendre effectif l’un des principes fondateurs de la République : l’égalité des citoyens devant la loi.



B.2 L’impartialité est, au même titre que l’indépendance, un élément essentiel de la confiance du public en la justice.



B.3 Parce qu’elle conditionne la validité, non seulement de la décision elle-même, mais également du processus qui conduit le magistrat à sa décision, l’obligation d’impartialité impose la mise en oeuvre de principes institutionnels, fonctionnels et personnels.



E.1 Le magistrat entretient des relations empreintes de délicatesse avec les justiciables, les victimes, les auxiliaires de justice et les partenaires de l’institution judiciaire, par un comportement respectueux de la dignité des personnes et par son écoute de l’autre.}



Parce que nous pensons que ces principes sont essentiels pour tous, nous vous prions de diligenter une enquête qui – dans le strict respect du contradictoire et des droits de la défense – visera à vérifier s’ils ont été et sont effectivement respectés par les magistrats composant la chambre des appels correctionnels de la Cour de Nîmes.


Nous vous prions d’agréer, Monsieur le garde des Sceaux, l’expression de notre considération.


Pour le Syndicat de la magistrature

Matthieu Bonduelle, président


Communiqués cités dans ce courrier :


http://www.lesaf.org/index.php?option=comflexicontent&view=items&cid=45:informations&id=470:chambre-des-appels-correctionnels-de-nimes-le-saf-soutient-les-barreaux-du-ressort-dans-leur-mouvement-de-protestation&Itemid=136

http://www.syndicat-magistrature.org/Mouvement-des-avocats-a-Nimes-la.html

http://www.cnb.avocat.fr/docs/Presse/CNB-CP2012-02-11A-propos-de-la-Cour-d-appel-de-Nimes.pdf