Madame la garde des Sceaux,





La semaine dernière, vos services ont informé les chefs de cours de leur intention de demander le report de deux ans de la suppression de la juridiction de proximité, initialement prévue pour le 1er janvier 2013. Par ailleurs, ces mêmes services craignent apparemment de ne pas obtenir la prorogation du délai de révision des dossiers de protection des majeurs fixé par la loi au 1er janvier 2014 sous peine de caducité des mesures : « Il est demandé aux juges de mettre tous les moyens en œuvre pour parvenir à l’objectif dans les délais fixés par la loi ».



Bon nombre de nos collègues se sont étranglés devant cette exhortation qui semble faire peu de cas des efforts importants accomplis depuis trois ans et demi pour tenter, vaille que vaille, de réviser le plus possible de dossiers malgré de nombreuses péripéties : la réforme catastrophique de la carte judiciaire, le transfert du contentieux du surendettement aux tribunaux d’instance, le report différé d’un an dans des conditions surréalistes du service des tutelles mineurs aux tribunaux de grande instance, la mise en place erratique du logiciel IPWEB pour le traitement des injonctions de payer.



Dans l’immense majorité des juridictions, les juges ont déjà mis tout en œuvre pour parvenir à l’objectif dans les délais fixés par la loi, tout en écrivant rapports sur rapports à leur hiérarchie pour expliquer que cette situation était intenable. Il leur a fallu régulièrement fournir des chiffres pour étayer ce constat, alors même que les données du logiciel TUTI ne sont pas fiables à cet égard et qu’à l’angoisse de ne pas y arriver, s’ajoute l’incertitude sur l’état exact de la situation.



Pour autant, ils n’ont que rarement obtenu des réponses et sont toujours sollicités pour d’autres tâches par les tribunaux de grande instance, eux- mêmes confrontés à la pénurie affectant le service public de la justice. Il nous apparaîtrait bien plus utile d’appeler la hiérarchie à accorder enfin à la réforme des tutelles une véritable priorité, plutôt que d’adresser une nouvelle injonction à des juges de base déjà passablement découragés.



En effet, le report de la suppression de la juridiction de proximité n’a d’incidence que sur la charge de travail des juges d’instance et ne soulagera pas le greffe sur qui repose pour une bonne part la possibilité de procéder ou non à la révision des mesures dans les délais impartis. Comme l’a souligné le rapport du Sénat de juillet 2012 sur la carte judiciaire, cette « réforme » s’est traduite par une baisse de l’effectif réel de magistrats et des fonctionnaires, allant jusqu’à - 6,9% pour les magistrats et - 9,1 % pour les fonctionnaires des juridictions touchées par les suppressions.



De manière plus générale, la vacance des emplois de fonctionnaires (10% selon vos services) affecte davantage les tribunaux d’instance et les conseils de prud’hommes, les redéploiements d’agents effectués les cinq années précédentes ayant essentiellement bénéficié aux services pénaux des tribunaux de grande instance, en particulier pour la mise en place de Cassiopée. Il est impossible pour des tribunaux d’instance confrontés à des vacances de 25 voire 45 % des effectifs d’assurer l’ensemble de leurs missions, en particulier la réforme des mesures de protection des majeurs.



La baisse du nombre des juges de proximité, compte tenu notamment des incertitudes pesant sur leur devenir, fait par ailleurs que le report de la suppression de la juridiction de proximité n’empêchera pas un certain nombre de juges d’instance d’en assumer le contentieux civil. Le report de la suppression de cette juridiction ne peut résoudre le problème posé par l’approche de l’échéance de caducité des mesures de protection qui engagera, comme vous le savez, la responsabilité de l’Etat…



Qui plus est, la mise en place de la révision des mesures dépend également d’un nombre suffisant de médecins spécialistes – parfois difficiles à trouver dans certains ressorts en raison notamment du défaut de paiement de leurs frais –, de la possibilité de s’appuyer ou pas sur des services associatifs et des mandataires à la protection judiciaire des majeurs. Ces derniers n’étant pas non plus payés pour ce second semestre, de nouvelles difficultés sont à prévoir, dont les juges de tutelles se seraient volontiers passé !



La situation actuelle est d’autant plus incompréhensible que les alertes n’ont pas manqué : les rapports des juges d’instance, les écrits de l’Association nationale des juges d’instance, ceux des organisations syndicales et notamment notre courrier à votre prédécesseur d’avril 2012 faisant suite à plusieurs réunions. Nous y rappelions que l’étude d’impact effectuée pour la réforme de la protection des majeurs concluait à la nécessité de créer au moins 29,41 ETPT de juges des tutelles et que vos services n’avaient pas pu justifier de la création de ces postes à la Cour des comptes.



Dans son rapport du 1er février 2012, celle-ci avait pourtant tiré la sonnette d’alarme : « Les délais se sont accrus et les retards s’accumulent et il n’est pas certain que les renouvellements systématiques pourront être faits dans les délais prévus par la loi (...). Il convient de prendre en compte dans les conséquences, sur la situation des majeurs protégés, les risques de caducité des mesures qui n’auraient pas été révisées ».



Bon nombre de tribunaux d’instance (comme ceux de Grenoble, Nîmes, Poitiers, Auxerre, Maubeuge, le Havre, Lille, Saint-Nazaire…, il ne s’agit là que de quelques exemples) ont indiqué être dans l’incapacité de procéder à la révision des stocks. Il sera impossible de ne pas envisager une prorogation du délai dans les mois qui viennent, même si elle ne suffira pas à tout résoudre.



Dès à présent, nous vous demandons donc instamment de prendre en compte la gravité des enjeux et d’appeler la hiérarchie judiciaire à mobiliser tous les moyens possibles pour renforcer les tribunaux d’instance et à décharger les juges d’instance de leurs autres attributions.



Par ailleurs, compte tenu de la situation des stocks dans de nombreuses juridictions, nous ne pouvons que vous demander d’engager dans les mois qui viennent la procédure législative de prorogation du délai de révision.



Dans l’attente de votre réponse, nous vous prions de croire, Madame la garde des Sceaux, en l’expression de notre haute considération.





Pour le Syndicat de la magistrature,


Matthieu Bonduelle, président