Sûreté des juridictions : soyons sérieux !

Madame la ministre,
Lecture surréaliste que celle du projet de guide pratique sûreté (GPS) édité par la DSJ, qui vient d’être présenté à la CPE du 2 juillet 2014. De ces documents qui vous plongent dans des abîmes de perplexité : le ministère, désorienté, aurait-il abandonné ses traditionnelles transparences pour se jeter à corps perdu dans l’écriture d’un – mauvais - roman de science fiction ?
Il a fallu mobiliser un sacré trésor d’imagination technologique pour lister tout l’attirail militariste dont devront se doter les juridictions du futur : détecteurs de mouvement, barrières infrarouges, scanners corporels, portiques à ondes millimétriques, caméras de vidéosurveillance, lampes à vapeur de sodium haute pression ou iodures métalliques, barreaudages, vitrages anti-vandalisme avec dispositif de fermeture pare-balle, box hermétiques plafonnés, grillagés et vitrés...
Ainsi, il faudrait protéger les palais contre des hordes violentes, des voitures béliers, des prévenus qui jaillissent des box, des meutes armées prêtes à en découdre. Ce serait donc cela la Justice du XXIème siècle ?
Et pourtant, en janvier 2014, on avait cru comprendre que cette justice du futur était une justice dans laquelle l’accès des justiciables au droit et au juge était central : on parlait alors de citoyens, d’usagers de la justice, de ces hommes et femmes, souvent vulnérables, qui devaient pouvoir se rendre dans les tribunaux et accéder facilement, directement à leurs droits.
Où est l’erreur ?
Arrêtons-nous un instant sur certaines des préconisations contenues dans ce projet de guide pratique. Il y a d’abord la diffusion d’une « culture de la sûreté », l’association de tous à une « démarche de responsabilité ». Autrement dit, la négation de la responsabilité de l’administration centrale et des chefs de juridiction dans l’attribution de moyens humains et matériels nécessaires au bon fonctionnement de la justice et des juridictions, mais aussi la diffusion d’une défiance et d’une méfiance généralisée entretenant la peur du justiciable et justifiant l’extension continue de la surveillance jusque dans les palais.
Il faudrait ainsi, selon la DSJ, entourer les juridictions de clôtures de 2,50 mètres de haut, associées à des plots fixes, chicanes et autres brise-essieux. Des constructions architecturales ruineuses à haute dimension symbolique mais d’une utilité quasi-nulle tant est dérisoire le risque de voir des palais attaqués par des véhicules béliers ou des véhicules piégés.
Quant à l’entrée du tribunal, alors que plus personne ne questionne aujourd’hui la présence des portiques de sécurité – devenus incontournables dans les palais de justice alors que de nombreux services publics tout autant « criminogènes » en sont encore dépourvus ... -, ils s’avèreraient insuffisants pour assurer la sécurité des agents, laquelle exigerait l’adoption de scanners corporels pour détecter d’hypothétiques « armes en céramique » ! Et pourquoi pas la fouille à corps ?
La même logique entraîne une réduction drastique des zones ouvertes au public dans lesquelles officieraient des fonctionnaires eux-mêmes enfermés dans des « box d’accueils », clos, dotés de vitrage anti-vandalisme, d’un hygiaphone et d’un passe-document. Protection bien illusoire qui contribue plus souvent à exacerber les tensions et que de nombreux lieux d’accueil publics ont d’ailleurs abandonné.
L’imagination sans borne de la DSJ - pour laquelle l’usager du service public de la justice est décidément un « empêcheur de travailler en rond » - la conduit à préconiser la définition d’un aire dite « zone publique sécurisée » qui a la particularité d’être publique mais close et uniquement accessible aux « justiciables munis d’une convocation » et aux « visiteurs pris en charge et accompagnés par le personnel » : le justiciable « muni d’une convocation » serait donc moins dangereux pour les personnels que celui qui en est dépourvu ?
Zone résiduelle, destinée à éviter les « promeneurs » ? Loin de là, puisque la quasi-totalité des services est ici visée : « les guichets d’accueil des services, les cabinets d’instruction, les services de l’application des peines, les cabinets des juges des enfants, le BEX, le bureau d’ordre, les services d’audiencement, le greffe des assises, le service des tutelles, le service de la nationalité, le service des saisies-rémunérations... » !
Autant de services de proximité, dans lesquels on fait quotidiennement de l’accès au droit et dont l’identité sera niée par cette bunkerisation ! Au TPE, à l’instance comme au JAP, il est quotidien et naturel que des personnes se présentent, même sans convocation, parfois pour déposer une requête mais à d’autres moments pour poser une question sur leur dossier, voire même – serait-ce donc devenu si incongru ?– rencontrer le juge sans rendez-vous ! Mais la justice de proximité version DSJ, c’est une justice sur rendez-vous ou derrière un hygiaphone. Le danger serait que nous tous, magistrats et fonctionnaires, subissant de plein fouet la pénurie, y voyions un soulagement et un moyen de tenter de répondre aux attentes du productivisme judiciaire.
Les salles d’audience sont les seules, code de procédure pénale oblige, à résister à cette fermeture des palais... Et encore, rien n’est acquis.
D’abord, parce qu’ici et ailleurs, actuellement, les portes de la salle d’audience ont beau être ouvertes, les portes du palais ne le restent pas partout lorsque les audiences se poursuivent après 19 heures. Il a fallu dans certains tribunaux que des avocats déposent des conclusions de nullité sur le fondement de l’atteinte à la publicité des débats et que des formations correctionnelles ordonnent – non sans mal – la réouverture des portes, pour qu’enfin, dans certains tribunaux de région parisienne, ce principe cardinal de la justice qu’est la publicité soit respecté !
Ensuite parce que la configuration des salles d’audience, dans l’idéal véhiculé par la DSJ, donne une large place à l’enfermement. Ainsi, les box ont vocation à être dotés d’un vitrage complet sur les côtés mais aussi sur le dessus, enfermant les prévenus dans de véritables cages de verre, quand ils ne sont pas cernés par un câblage aux mêmes effets déshumanisants. Comment penser une seule seconde que cette architecture sera neutre sur l’appréhension du public comme des magistrats sur ces hommes et femmes que l’on juge, trop souvent en urgence ? Comment ne pas être révolté par une organisation si étrangère à la dignité des personnes et à la nécessité absolue de permettre la communication la plus libre entre les prévenus et leur avocat?
Mais, on le comprend bien, c’est le prix à payer pour la désertion des salles d’audience des personnels de surveillance et des huissiers.
Car voilà la seconde ligne directrice de ce GPS : la sécurité sans l’humain !
Irréalisable lorsqu’il s’agit d’employer du personnel de surveillance supplémentaire, la dépense devient tout à coup accessible et acceptable lorsqu’il s’agit de généraliser la vidéosurveillance, d’installer un logiciel informatique individuel d’alerte « EMMA », cet outil qui fait de chaque voisin de bureau un vigile en puissance, voire même de placer dans les dépôts des « points d’ancrage pour les entraves individuelles des personnes menottées » qui pourront être « une barre collective ou des anneaux individuels fixés au mur permettant l’accrochage des menottes des détenus». Autant de techniques visant à limiter encore la présence des services de police.
La vidéosurveillance et l’utilisation de « vidéoportiers » sont devenus l’alpha et l’oméga de la sécurité, en dépit des études qui en rappellent les limites, en terme de dissuasion comme d’élucidation, d’autant plus lorsque les moyens humains manquent. Faudra-t-il que les rares agents de sécurité fassent le choix entre surveiller les écrans ou faire des rondes ? Et comment éviter ce dévoiement qu’est l’utilisation de ces moyens technologiques aux fins de surveillance des personnels, déjà fichés électroniquement par des pointeuses désormais généralisées ?
Oublieux de l’humain et des valeurs du service public, ce guide a le mérite de recenser tout ce que le Syndicat de la magistrature dénonce : cette évolution vers des bunkers judiciaires, pétris par la peur de l’autre, où chacun exerce un travail taylorisé, évitant le contact humain, synonyme de perte de temps.
Et pourtant, la sécurité des juridictions est évidemment une question sérieuse. Tout salarié a droit à des conditions de travail paisibles et de qualité, et tout particulièrement les greffiers et fonctionnaires qui, dans nos palais, sont « en première ligne ».
Dans ces lieux ouverts au public, où viennent chaque jour des justiciables et leurs proches, pour faire valoir leurs droits en demande comme en défense, les tensions existent. Des tensions humaines, dans l’attente, pendant et après des audiences où un juge pourra décider d’une mise sous tutelle, du placement des enfants, d’une incarcération, d’une mise en examen, de la recevabilité d’un dossier de surendettement, du paiement d’une obligation alimentaire, de la résidence habituelle des enfants dans une séparation...
Des tensions bien naturelles, en somme, mais parfois difficiles à contenir lorsqu’elles sont exprimées par des personnes déjà fragilisées par des addictions, des troubles, le désespoir ou parfois simplement par l’incompréhension de la procédure, l’attente, le sentiment d’impuissance.
Comment imaginer une seule seconde que la réponse à ces situations difficiles soit apportée par l’usage de ces technologies de surveillance, au demeurant jamais infaillibles ?
Au quotidien, les incidents ne sont pas prévenus ni contenus par la technologie, ils le sont par la présence humaine, par une veille attentive aux exaspérations de certains et aux comportements d’autres. C’est un travail collectif auquel l’ensemble des acteurs prend part : la disponibilité et la clarté de l’accueil, la vigilance discrète des personnels chargés de la sécurité, la bonne organisation des audiences et des temps d’attente, le respect, l’écoute attentive et non chronométrée, la pédagogie dont font preuve magistrats et fonctionnaires à l’égard des justiciables...
Autant de qualités que la folle machine gestionnaire – dans sa version RGPP comme dans sa variante la MAP - a expurgé de nos quotidiens, faits de pénurie dans tous les services – jusque chez les personnels de sécurité – qui surchargent les audiences, font exploser les délais d’attente, soumettent chacun à une pression continue et nous conduisent à rogner sur chaque minute passée avec un justiciable pour orienter, expliquer, apaiser.
La responsabilité des chefs de juridiction, de l’administration n’est donc pas là où la DSJ veut la placer : elle n’est pas à rechercher dans l’entassement coûteux et inutile de dispositifs de surveillance et de cloisonnement mais bien dans la fourniture des moyens humains pour construire une administration à la hauteur de ses missions, dans une organisation quotidienne au service des justiciables, usagers volontaires ou contraints de notre service public.
C’est malheureux, mais il faut le rappeler, dans les palais comme ailleurs, le « risque zéro » n’existe pas. La transformation des tribunaux en véritables bunkers, aussi « sécurisés » qu’un aéroport ou qu’une prison, cette hérésie, ne fait qu’entretenir une illusion de sécurité. Soif au demeurant jamais pleinement assouvie, car, comme toujours, on ne sera jamais allé assez loin dans le puits sans fond des technologies de surveillance..
La sécurité est un sujet sérieux et c’est bien pour cela qu’il ne faut pas la laisser entre les mains de techniciens qui oublient bien trop vite qu’un autre sujet très sérieux y est intimement lié : le droit d’accès au juge et la protection des libertés individuelles.
Sacrifier ces droits et libertés-là au nom d’une illusion de plus grande sécurité, c’est la négation même de la Justice. Il est temps que le ministère de la Justice revoie sa copie et dessine les véritables palais de justice du XXIème siècle, ces tribunaux dotés des moyens matériels et humains pour fonctionner, accueillir dignement les justiciables et assurer à tous un quotidien serein et réellement sûr.
Nous vous prions de croire, madame la garde des Sceaux, en l’assurance de notre plus haute considération.
Pour le Syndicat de la magistrature
Eric Bocciarelli, Secrétaire général