Courrier cosigné par le Syndicat de la magistrature et l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF)

Monsieur le Garde des Sceaux,

Vous venez de prendre l’initiative d’insérer dans la proposition de loi de
Monsieur Ciotti « visant à instaurer un service citoyen pour les mineurs
délinquants » des amendements traitant de la justice des mineurs et
constituant un article 6 de la proposition.

Ainsi, dans le premier amendement, modifiant les articles L 251-3 du code
de l’organisation judiciaire et 13 et 24-1 de l’ordonnance du 2 février 1945,
vous tirez, sans aucune concertation préalable, des conséquences hâtives de la décision du Conseil Constitutionnel du 8 juillet 2011. Celui-ci a en effet estimé que le juge des enfants ne pouvait, sauf à violer le principe
d’impartialité, présider le tribunal pour enfants lorsqu’il a été chargé
d’accomplir les diligences utiles pour parvenir à la manifestation de la vérité et renvoyé le mineur devant cette juridiction.

Alors que le Conseil Constitutionnel a laissé un délai courant jusqu’au 1er
janvier 2013 pour réformer la loi en ce sens, les amendements optent pour un expédient consistant à prévoir que « lorsque l’incompatibilité prévue à l’alinéa précédent et le nombre de juge des enfants dans le tribunal de grande instance le justifient, la présidence du tribunal pour enfant ou du tribunal correctionnel des mineurs peut être assurée par un juge des enfants d’un tribunal pour enfants sis dans le ressort de la cour d’appel et désigné par ordonnance du premier président ».

La décision du Conseil Constitutionnel appelait pourtant une réflexion
approfondie au regard des bouleversements qu’elle entraîne dans le
traitement spécialisé de la délinquance des mineurs et dans l’organisation
actuelle des tribunaux pour enfants. Ainsi, serait-il, par exemple, tout à fait
possible et opportun, compte tenu des termes employés par le Conseil, de
distinguer les dossiers où la culpabilité n’est pas discutée de ceux où le juge instruit pour la manifestation de la vérité.

Par ailleurs, votre proposition de « mutualisation » des tribunaux pour enfant - sans envisager de moyen supplémentaire et en éludant toute étude d’impact puisqu’il s’agit d’une proposition parlementaire - fait l’économie de deux paramètres. En effet, vous ne vous interrogez ni sur la manière dont des juges des enfants, déjà asphyxiés avec des greffes insuffisants, pourront désormais aller juger les dossiers dans des tribunaux distincts, ni sur la façon dont ils trouveront le temps nécessaire pour préparer les dossiers et se coordonner entre professionnels au sujet de mineurs qu’ils ne connaissent pas.

De plus, dans le second amendement, glissé dans le cinquième paragraphe de l’article 6 de la proposition, vous tentez de contourner la décision rendue par le Conseil Constitutionnel le 4 août 2011 invalidant la saisine directe du tribunal correctionnel des mineurs par le Procureur de la République. Le Conseil a en effet estimé que, dans la mesure où le tribunal correctionnel des mineurs appelé à juger les jeunes de plus de 16 ans récidivistes n’était pas « une juridiction spécialisée », il faudrait recourir à des procédures spécifiques et qu’il devait donc être saisi « selon des procédures appropriées à la recherche du relèvement éducatif et moral des mineurs ».

Or vous revenez à la charge : la proposition de loi amendée prévoit désormais que le parquet, dans le cadre de la procédure de présentation immédiate définie par l’article 8–2 de l’ordonnance du 2 février 1945, pourra requérir du juge des enfants qu’il renvoie le mineur devant le tribunal correctionnel des mineurs dans le délai de dix jours à un mois, ce qui équivaut exactement à la procédure de convocation par officier de police judiciaire censurée par le
Conseil Constitutionnel…

Il vous reste à nous expliquer « quelles procédures appropriées à la recherche du relèvement éducatif et moral » pourront être menées en dix jours, voire un mois ?

La méthode est d’autant plus scandaleuse que cet amendement est déposé
en catimini dans une formulation technique et ce, de la même manière qu'a été précédemment dissimulée une véritable démolition des principes
fondateurs de l’ordonnance du 2 février 1945 par la loi sur « la participation des citoyens assesseurs à la justice ».

Nous vous demandons donc de retirer ces amendements au plus tôt en
respectant la décision du Conseil Constitutionnel concernant les modalités de saisine des juridictions pour mineurs et en engageant une véritable réflexion sur la manière d’organiser désormais les tribunaux pour enfants dans le respect des principes d'une justice des mineurs spécialisée.

Compte tenu des enjeux qui s’attachent au présent courrier, vous
comprendrez que nous le rendions public.


Nous vous prions de croire, Monsieur le garde des Sceaux, en l’expression de notre considération vigilante.


Pour l’AFMJF, par délégation

Pour le Syndicat de la magistrature,

Clarisse Taron


Ci-joint : une version mise en forme de cette lettre ouverte.