Observations du Syndicat de la magistrature sur les dispositions du projet de loi « Egalité et citoyenneté » relatives à la loi du 29 juillet 1881, telles qu’issues de la Commission des lois du Sénat

A l‘occasion de l’examen, au Sénat, du projet de loi « Egalité et citoyenneté », le Syndicat de la magistrature estime indispensable d’alerter les parlementaires sur les modifications introduites en commission des lois relatives à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Allant plus loin que le texte gouvernemental (qui introduisait déjà des dérogations lourdes à ce texte fondamental), le projet de loi soumis au débat contient une rupture dangereuse avec les garanties procédurales de la loi de 1881.

Dans la continuité des observations présentées à la mission d’information relative à « Internet et la loi du 29 juillet 1881 » (http://www.syndicat-magistrature.org/IMG/pdf/obssmloi1881etinternet.pdf), le Syndicat de la magistrature invite les parlementaires à s’opposer à nombre de modifications du régime de la liberté d’expression en France :

- la possibilité de dissocier action publique et action civile, en fondant les actions civiles sur l’article 1382 du code civil, en rupture avec la jurisprudence équilibrée et protectrice de la Cour de cassation ;
- la possibilité pour la juridiction de jugement de requalifier les faits de la prévention et la suppression corrélative de l’obligation de qualification et d’articulation de la citation à peine de nullité ;
- la modification lourde de la prescription, notamment par le report du point de départ de la prescription à la date du retrait du contenu lorsqu’il est présent sur internet.

Ces positions sont détaillées dans les observations suivantes, qui suivent l’ordre du texte présenté au Sénat.

A titre liminaire, le Syndicat de la magistrature tient à rappeler :

- D’une part, la raison d’être des spécificités procédurales de la loi du 29 juillet 1881 tiennent à la matière elle-même: l’exercice de la liberté de pensée, d’expression et de critique. Or, ainsi que l’a souligné la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme) dans son avis du 12 février 2015, « la loi du 29 juillet 1881 définit, de manière subtile et évolutive, l’équilibre à maintenir entre la liberté d’expression qu’elle protège et ses limites. » Si les discours de haine doivent être réprimés (et combattus par d’autres moyens, sociaux, éducatifs, dans la société), ils ne doivent pas être exclus de ce régime ni soumis à des dérogations aux conséquences lourdes. Le mouvement à l’œuvre nuit aux équilibres de la loi du 29 juillet 1881 et dénie aux règles procédurales strictes leur fonction de protection de la liberté d’expression pour n’y voir que des contraintes dépourvues de sens. Ce sens est pourtant clair : le principe de légalité criminelle est d’autant plus exigeant qu’« en matière de presse, la particularité du fait est d’être sujet à interprétation » (Pierre Guerder, Etude publiée au rapport annuel de la Cour de cassation en 1999), ajoutant notamment que « la courte prescription est un corollaire de la liberté de la presse ». Cette règle de célérité d’engagement de la procédure se double d’une obligation essentielle d’articulation et de qualification stricte, afin d’assurer un véritable exercice des droits de la défense. Au demeurant, ces règles procédurales ont leur pendant dans le principe de la responsabilité en cascade, qui permet de rechercher un responsable de manière large.


- D’autre part, qu’internet ne saurait être considéré comme présentant une menace pour la liberté d’expression, mais d’abord comme le lieu d’exercice de cette liberté fondamentale de communication des pensées et des opinions. C’est ce qu’affirme la jurisprudence constitutionnelle française (décision du 10 juin 2009 relative à la loi HADOPI) comme la jurisprudence européenne (CEDH Yidrim contre Turquie : « Internet est aujourd’hui devenu l’un des principaux moyens d’exercice par les individus de leur droit à la liberté d’expression et d’information : on y trouve des outils essentiels de participation aux activités et débats relatifs à des questions politiques ou d’intérêt public »). Cette dimension est mise en exergue par le Conseil d’Etat et la CNCDH dans leurs rapports respectifs (étude annuelle du CE en 2014 et avis de la CNCDH du 12 février 2015 sur la lutte contre les discours de haine sur internet), cette dernière faisant d’internet « l’un des instruments les plus précieux de l’un des droits de l’homme les plus précieux ». La CNCDH relevant en outre que « si la Convention européenne des droits de l’homme (CESDH) dispose en son article 10-1 que la liberté d’expression doit s’exercer « sans considération de frontière », c’est l’internet, et lui seul qui a permis la levée effective des frontières ». Internet doit donc bien être considéré comme l’instrument qui rend moins théorique le principe de la liberté d’expression en permettant l’expression de chacun.

Sur internet comme dans la presse « papier » ou les publications « matérielles », la distinction entre les propos qui choquent et ceux qui relèvent d’abus de la liberté d’expression doit rester dans le cadre des règles procédurales de la loi du 29 juillet 1881.
En pièce jointe, l'examen du texte article par article

Observations détaillées sur le texte (1.35 MB) Voir la fiche du document