Alors que le gouvernement soumet au Sénat son projet de loi sur l’asile et l’immigration, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) de Luxembourg vient de rendre un arrêt, en réponse à une question préjudicielle du Conseil d’Etat, qui oblige la France à mettre ses pratiques aux frontières et notamment à la frontière franco-italienne en conformité avec le droit de l’Union européenne.

Depuis 2015, la France a rétabli les contrôles à ses frontières intérieures, par dérogation au principe de libre circulation dans l’espace Schengen. Et depuis cette date, elle enferme dans des bâtiments de fortune et refoule des personnes étrangères à qui elle refuse l’entrée sur le territoire, notamment à la frontière franco-italienne, comme c’est le cas, en ce moment même, à Menton ou à Montgenèvre. En prévision de l’augmentation des arrivées en provenance d’Italie à la mi-septembre, les dispositifs de surveillance ont été renforcés et les baraquements dits de « mise à l’abri » se sont multipliés. Pour enfermer et expulser en toute illégalité, car les constats sur le terrain démontrent que ces contrôles débouchent sur de l’enfermement et des refoulements de personnes en dehors d’un cadre juridique défini.

À de multiples reprises, depuis plusieurs années, nos associations ont protesté contre cette situation et ont saisi, en vain, les tribunaux français pour obtenir qu’il soit mis fin à ces pratiques en conséquence desquelles, au fil des années, des milliers de personnes ont été privées de liberté et expulsées, sans pouvoir accéder à leurs droits fondamentaux (accès à une procédure, accès au droit d’asile, recours effectif).

Nos associations ayant contesté la conformité au droit européen de la disposition du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) qui permet à l’administration de prononcer des « refus d’entrée » aux frontières intérieures sans respecter les normes prévues par la directive européenne 2008/115/CE, dite directive « Retour », le Conseil d’État a saisi la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) d’une question préjudicielle sur ce point.

Dans sa décision du 21 septembre 2023, la CJUE a répondu à cette question en retenant le raisonnement juridique défendu par nos organisations. Elle estime que lorsqu’un État membre a réintroduit des contrôles à ses frontières intérieures, les « normes et procédures prévues par cette directive » sont applicables aux personnes qui, se présentant à un point de passage frontalier situé sur son territoire, se voient opposer un refus d’entrer.

Par cette décision, la CJUE rappelle à tous les Etats membres de l’UE leurs obligations lorsqu’ils rétablissent des contrôles à leurs frontières intérieures :
- notifier à la personne à qui elle refuse l’entrée une décision de retour vers un pays tiers ainsi qu’une voie de recours effective (autrement dit on ne peut pas se contenter de refouler en la remettant aux autorités de l’État membre de provenance) ;
- lui accorder un délai de départ volontaire (vers le pays tiers désigné dans la notification) ;
- n’imposer une privation de liberté à cette personne, dans l’attente de son éloignement, que dans les cas et conditions de la rétention prévus par la directive « Retour ».

Depuis fin septembre, nos associations organisent de manière régulière des observations des pratiques des forces de l’ordre à la gare de Menton Garavan et aux postes de la police aux frontières de Montgenèvre (Hautes-Alpes) et de Menton pont Saint-Louis (Alpes-Maritimes). Force est de constater que les pratiques à la frontière intérieure n’ont pas évolué. Les contrôles au faciès aux points de passage autorisés (PPA), ainsi que dans d’autres zones frontalières, sont quotidiens, les procédures de « refus d’entrée » sont toujours réalisées à la va-vite, sur le quai de la gare, devant le poste de police ou parfois à l’intérieur de celui-ci, sans interprète et sans examen individuel de la situation des personnes. Des majeurs comme des mineurs sont refoulés, des personnes à qui l’entrée sur le territoire est refusée sont privées de liberté, sans pouvoir demander l’asile ou contester la mesure d’enfermement à laquelle elles sont soumises, et sans accès à un avocat à ou une association.

Interrogée par des élus qui, pour certains, se sont vu opposer des refus d’accès au locaux dits « de mise à l’abri », la police aux frontières a précisé qu’aucune directive ne lui avait été transmise depuis la décision de la CJUE.

Parce que la France persiste dans son refus de se conformer au droit de l’UE, les pratiques illégales perdurent et des dizaines de personnes continuent, quotidiennement, à être victimes de la violation de leurs droits fondamentaux.

Il revient désormais au Conseil d’État de tirer les enseignements de la décision de la CJUE et de mettre fin aux pratiques d’enfermement et de refoulement aux frontières, hors du cadre juridique approprié, notamment à la frontière franco-italienne.

Organisations signataires :
ADDE
Anafé (Association nationale d’assistance pour les personnes étrangères)
Emmaüs Roya
Gisti
Groupe accueil solidarité
La Cimade
Ligue des droits de l’Homme
Roya Citoyenne
Syndicat de la Magistrature
Syndicat des avocats de France
Tous migrants

 

 

A titre liminaire, il nous paraît essentiel d’exposer le contexte dans lequel ces observations sont produites.

Pour rappel, le gouvernement a pris le 10 novembre la décision "à titre tout à fait exceptionnel" d’autoriser l’Océan Viking à rejoindre un port français pour y débarquer les 234 personnes exilées qui, ayant échappé à l’enfer libyen puis à une mort quasiment certaine, ont passé trois semaines d’errance à son bord1.

Une « zone d’attente temporaire » a été créée, incluant la base navale de Toulon, où le débarquement de ces personnes, le 11 novembre, a été caché, militarisé, « sécurisé ». Alors même qu’elles ont toutes expressément déclaré demander l’asile, elles ont ensuite été enfermées (à la seule exception de 44 mineurs isolés) dans un « village vacances » sous la garde de 300 policiers et gendarmes.

Lors de la séance des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale du 15 novembre, le ministre de l’Intérieur a annoncé qu’au moins 44 rescapés seraient renvoyés dans leur pays d’origine. Toutefois, au moment où il s’est exprimé, les juges des libertés et de la détention du tribunal de Toulon examinaient les demandes de la police aux frontières d’autoriser le maintien de chacune des personnes exilées dans la zone d’attente au-delà du délai initial de quatre jours.

C’est donc dans cette logique sécuritaire et peu soucieuse du respect des droits des personnes exilées et du rôle de gardien des libertés individuelles de l’autorité judiciaire, qu’aucune information n’a été transmise que ce soit au titre de l’opération de débarquement préparée au plus haut niveau de l’État, qu’ensuite au titre de l’inspection diligentée.

Le Syndicat de la magistrature, mais plus globalement les magistrats concernés, n’ont été informés que quelques jours avant la tenue d’une réunion préparatoire au sein du tribunal judiciaire de Toulon le 15 mars 2023 de l’existence d’une mission conjointe d’inspection (inspection générale des armées, inspection générale de la justice et contrôle général des armées) et ce alors que les réformes actuellement en cours tant au niveau du ministère de l’Intérieur que de celui de la Justice sont d’ores et déjà partiellement motivées par cet évènement.

Le Syndicat de la magistrature s’interroge : la Justice doit-elle être préparée et s’organiser de manière exceptionnelle, en fonction non pas d’un besoin de justice mais d’une opération du ministère de l’Intérieur voire de politiques d’accueil. Au-delà, il est regrettable qu’il faille en arriver à de tels drames humanitaires pour s’interroger sur la pénurie de magistrats alors qu’elle est clairement exprimées de manière récurrente dans les conclusions de la CEPEJ2.

Malgré nos demandes réitérées, adressées à la Cour d’appel d’Aix en Provence par la section locale du Syndicat de la magistrature, ou directement à l’inspection générale de la Justice par le bureau national, nous n’avons pas été destinataires de la lettre de mission. Nous proposons donc cette contribution écrite spontanée, l’inspection ayant refusé nos demandes d’audition conjointe et aucun questionnaire ne nous ayant été communiqué, en dépit de nos sollicitations.

Au delà de l’intérêt limité porté au ressenti et à l’analyse des personnels confrontés à cette situation, le dialogue social est donc manifestement sacrifié en raison du calendrier politique. . Les propos du directeur de cabinet tenus lors de la bilatérale du 11 avril dernier affirmant que « l’objectif [du ministère] est que la justice ne soit pas le maillon faible » sont révélateurs de l’objectif de cette inspection conjointe.

 

Nos observations détaillées ici : Observations formulées dans le cadre de la mission d’inspection conjointe ordonnée en suite du débarquement de l’Océan Viking le 11 novembre 2022 (158.06 KB) Voir la fiche du document

 

1"Il fallait que nous prenions une décision. Et on l’a fait en toute humanité", Ministre de l’intérieur.

2Rapport CEPEJ (octobre 2012) relevant que la France demeure très en-deçà de la médiane européenne - comptant 11,15 juges professionnels et 3,19 procureurs pour 100 000 habitants (médiane respectivement de 17,60 juges et 11,10 du ministère public)

Le projet de loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », porté par Gérald Darmanin et Olivier Dussopt, a été présenté en Conseil des ministres le 1er février. Il devrait être examiné en première lecture au Sénat à partir du 28 mars. 

Dans ce cadre, nous avons été entendu·es à deux reprises, d’abord par la sénatrice Eliane Assassi (groupe CRCE), puis par le sénateur Guy Benarroche (groupe écologiste – solidarité et territoires) pour présenter nos observations. Nous avons également été sollicité·es par la commission des lois pour répondre à un questionnaire.

A ces occasions, nous avons dénoncé les dispositions qui conduisent à une nouvelle précarisation des personnes exilées. En effet, s’il prétend assurer une meilleure protection du droit des personnes, le projet de loi conduit au contraire à une négation radicale des droits fondamentaux des migrant·es, faisant de l’entrée et du séjour une infraction qui ne porte plus son nom. L’indigence de l’étude d’impact et notamment des motivations à légiférer pourrait presque prêter à sourire si les mesures en résultant n'étaient pas aussi graves : extension considérable du champ des expulsions, des peines d'interdiction du territoire français, des OQTF, facilitation de l'inscription au fichier des personnes recherchées, possible prise d'empreintes sans consentement ou encore élargissement des possibilités d’inspection visuelle par la police aux frontières à l’ensemble des véhicules des particuliers.

Cette précarisation du droit au séjour est d’autant plus révoltante qu’en parallèle, sous couvert de faciliter les régularisations des travailleurs étrangers exerçant des métiers dits « en tension » – en réalité des métiers précaires –, le gouvernement alimente l’idée d’une immigration jetable.

Par ailleurs, ce projet dégrade considérablement l’accès aux droits et au juge. De la généralisation de l’audience par visioconférence imposée au juge judiciaire au détriment des droits de la défense, à l’audience en juge unique dans le cadre du contentieux administratif dans un souci d’accélération et donc d’optimisation sans égard pour la délibération et la collégialité, le texte favorise l’enfermement des personnes étrangères (allongement à 48 heures du délai accordé au JLD pour statuer sur le maintien en zone d’attente, disposition spécifiquement conçue en réaction à l’actualité de l’Ocean Viking) et finalise une œuvre de déshumanisation de la justice l’étendant aux juridictions administratives jusque là préservées.

Plus globalement, nous dénonçons un projet de loi dont l’économie globale tend à rationaliser encore davantage les instances judiciaires et administratives pour répondre à une logique purement sécuritaire.

Observations PJL immigration (151.94 KB) Voir la fiche du document

PJL immigration - réponse au questionnaire commission des lois  (174.65 KB) Voir la fiche du document

Le 6 avril, à Calais, 3 boîtes aux lettres installées pour défendre les lieux de survie des personnes exilées et stopper les expulsions illégales ont été détruites. Cet acte tend à empêcher de manière déloyale les personnes exilées de se défendre devant la justice face aux propriétaires des terrains en cas de requête en expulsion.