Défense des libertés

Cette tribune a été publiée sur le site de Libération le 17 juin 2023. Elle peut encore être signée ici.

Bâillonner la magistrature, une régression démocratique

Comment ne pas s’interroger sur les réelles motivations d’une dizaine de sénateurs ayant obtenu le 8 juin dernier, par amendement, la restriction de la liberté syndicale des magistrats ? En apparence, l’amendement peut sembler ne pas poser de difficulté. Pourquoi s’offusquerait-on du fait que le législateur rappelle les magistrats à l’une de leurs obligations principales et principe fondateur de leur déontologie : l’impartialité ? Parce que l’allégation repose en réalité sur une confusion entre l’acte de juger et l’exercice de la liberté syndicale – confusion bien opportune qui relève d’une manoeuvre politique particulièrement inquiétante.

En demandant à ce que soit inscrit dans l’ordonnance qui régit le statut des magistrats que le droit syndical s’exerce « dans le respect du principe d’impartialité », les sénateurs ont souhaité donner corps à l’idée, juridiquement erronée mais politiquement habile, selon laquelle un magistrat syndiqué est nécessairement partial dans son office juridictionnel. La proposition sous-entend, en outre, que ce même magistrat devrait, dans son activité syndicale, s’abstenir de toute prise de position critique sur des questions qui intéressent pourtant directement son activité professionnelle.

Si l’impartialité confère sa pleine et entière légitimité à l’acte de juger, elle s’impose au juge confronté aux affaires individuelles dont il a à connaître et n’a pas sa place dans la vie syndicale. Au contraire, ce que la libre critique syndicale a de fondamental est qu’elle donne la parole à celles et ceux qui en sont dépourvus et ce dans l’intérêt de tous les justiciables. A plus forte raison s’agissant de questions en lien avec la justice et les libertés – donc strictement politiques, n’en déplaise aux auteurs de l’amendement – puisque celles-ci sont indissociables des conditions d’exercice des fonctions de magistrat. C’est ce que la Cour européenne des droits de l’Homme a précisément rappelé il y a quelques jours : en tant qu’acteur de la société civile, un magistrat a le droit et même le devoir d’exprimer son avis dès lors que ses déclarations relèvent d’un débat sur des questions d’intérêt public. La justice n’est pas seulement l’affaire des juges. Elle concerne tous les citoyens.

Dissuasion et discrédit. Voilà les effets concrets de la disposition ajoutée à l’ordonnance statutaire des magistrats. Elle consacrera un flou conceptuel pour définir les paroles syndicales autorisées ou non, conférant ainsi un pouvoir exorbitant aux autorités disposant du pouvoir disciplinaire sur les magistrats, au premier rang desquelles le garde des Sceaux. Elle discréditera d’emblée toute décision d’un juge ou procureur syndiqué, niant sa faculté de distinguer sa mission juridictionnelle de l’expression légitime de ses réflexions sur les questions de justice.

Il s’agit donc bien de brider la liberté syndicale des magistrats et plus largement la liberté d’expression dans la magistrature.

Nous exhortons les députés et le gouvernement à ne pas entériner cette régression démocratique sans précédent.

Premiers signataires (par ordre alphabétique) :

Organisations

  • ASM (association syndicale des magistrats)
  • Association française des juristes démocrates
  • Association nationale des juges de l’application des peines
  • ATTAC
  • CGT
  • CGT Chancelleries & Services Judiciaires
  • CGT Insertion et probation
  • CGT Protection judiciaire de la jeunesse
  • Collectif Nos Services Publics
  • Fondation Copernic
  • FSU
  • GISTI
  • La Quadrature du Net
  • Ligue des droits de l'Homme
  • MEDEL (magistrats européens pour la démocratie et les libertés)
  • MRAP
  • Observatoire international des prisons (section française)
  • SNEPAP-FSU
  • SNPES-FSU-PJJ
  • SNU TEFI FSU
  • Solidaires
  • Syndicat des avocats de France
  • Syndicat de la juridiction administrative
  • Syndicat de la magistrature
  • Syndicat national des journalistes
  • Transparency International
  • UNEF
  • Union des syndicats CGT Paris
  • UFSE-CGT
  • Union syndicale des magistrats administratifs
Personnes physiques

  • Etienne Balibar, professeur honoraire, Université de Paris-Nanterre (Philosophie)
  • Delphine Boesel, avocate
  • William Bourdon, avocat
  • Vincent Brengarth, avocat
  • Barbara Cassin, académicienne
  • Johann Chapoutot, historien, professeur à la Sorbonne (Sorbonne Université)
  • Patrick Chemla, membre du conseil national de l'Union Syndicale de la Psychiatrie
  • Jacques Commaille, professeur émérite de sociologie à l’Ecole normale supérieure de Cachan
  • Christophe Dejours, psychanalyste, professeur émérite de l'Université Paris Nanterre et directeur scientifique de l'Institut de Psychodynamique du travail
  • Benjamin Fiorini, maître de conférence en droit privé
  • Simone Gaboriau, magistrate, ancienne présidente du Syndicat de la magistrature
  • Virginie Gautron, maître de conférences en droit pénal à l’Université de Nantes
  • Stéphanie Hennette Vauchez, professeure de droit public à l'Université Paris Nanterre, directrice du Centre d'études et de recherches sur les droits fondamentaux (CREDOF)
  • Christine Lazerges, professeure émérite de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancienne présidente de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH)
  • Danièle Lochak, professeure de droit émérite de l’université Paris Nanterre
  • Christian Mouhanna, sociologue, chercheur au CNRS
  • Thomas Piketty, économiste
  • Pierrette Poncela, professeur émérite, Droit privé et sciences criminelles
  • Claude Ponti, illustrateur et auteur
  • Dominique Pradalié, journaliste, présidente de la Fédération internationale des journalistes
  • Serge Slama, professeur de droit public

En cette nouvelle journée de mobilisation, nous publions ci-joint notre contre-circulaire relative au traitement judiciaire des infractions commises à l’occasion des manifestations ou des regroupements.

En effet, la dépêche du garde des Sceaux du 18 mars 2023 n’appelait pas à un traitement complet et juste de l’ensemble des crimes et délits potentiellement commis dans le contexte des manifestations. Il se limitait aux cas des manifestants délinquants, à l’encontre desquels il était sollicité une « réponse pénale systématique et rapide », tandis que le silence était gardé tant sur les violences policières illégitimes qui pourraient être commises par les forces de l’ordre dans l’exercice de leurs fonctions que sur le rôle de l’autorité judiciaire dans la protection de la liberté de manifestation.

Ainsi, nous nous sommes prêtés à l’exercice de la contre-circulaire, avec pour double objectif de décrypter et d’analyser la dépêche du garde des Sceaux et les pratiques attentatoires aux libertés d’une part ; de créer une boîte à outils utilisable par les magistrats pour contrôler de manière pleine et entière les procédures pénales diligentées à l’encontre des manifestants et traiter de manière adaptée les violences illégitimes commises par les forces de l’ordre d’autre part.

 

Contre-circulaire - mouvements sociaux (144.32 KB) Voir la fiche du document

Depuis quelques jours, tous les déplacements du président de la République s’accompagnent d’arrêtés préfectoraux, instaurant un périmètre de protection, fondé sur la législation antiterroriste, à l’intérieur duquel sont interdits les cortèges, défilés, rassemblements revendicatifs ou encore les dispositifs sonores. C’est sur ce fondement que lors du déplacement d’Emmanuel Macron dans l’Hérault la semaine dernière, les manifestantes et manifestants se sont vus confisquer des casseroles qui représentent un des modes d’expression d’une partie de la population contre la réforme des retraites.

Face à ce détournement évident des dispositifs antiterroristes, la LDH (Ligue des droits de l’Homme) le Syndicat des Avocats de France (Saf), soutenus par le Syndicat de la Magistrature (SM) et l’Union syndicale Solidaires, ont déposé, le 24 avril 2023, parallèlement à l’Adelico, un référé-liberté devant le tribunal administratif d’Orléans contre un tel arrêté pris cette fois par le préfet du Loir-et-Cher en prévision de la visite du président de la République à Vendôme. Le tribunal administratif, par une ordonnance rendue le 24 avril 2023, a suspendu l’arrêté contesté en retenant un détournement des mesures antiterroristes par la préfecture qui porte gravement atteinte à la liberté d’aller et venir.

Malgré cette ordonnance et en prévision de la visite du président de la République à Fort de Joux, le préfet du Doubs a pris un arrêté similaire contre lequel nos mêmes associations ont déposé un référé-liberté. Par une décision prise ce 27 avril 2023, le préfet du Doubs a procédé au retrait de l’arrêté contesté. En le retirant avant même l’audience, il reconnait, au moins implicitement, sa non-conformité au droit.

Nos associations se félicitent de ces décisions faisant obstacle à une atteinte manifeste à la liberté d’expression au travers du droit de manifester, lequel se trouve mis à mal depuis plusieurs années de la part des autorités gouvernementales.

Tout en espérant l’absence de renouvellement de ce type de mesures liberticides, elles poursuivront inlassablement leur combat, si nécessaire, contre de tels arrêtés afin de les faire annuler devant la justice ou d’obtenir leur retrait avant même une décision judicaire.

Paris, le 27 avril 2023

Signataires : LDH (Ligue des droits de l’Homme), Syndicat des Avocats de France (Saf), Syndicat de la Magistrature (SM), Union syndicale Solidaires

CP - Les déplacements du président de la République ne justifient pas de porter atteinte à la liberté de manifester (198.79 KB) Voir la fiche du document

Communiqué de l’Observatoire des libertés numériques (OLN) dont le SM est membre

La loi sur les Jeux olympiques (JO) a été définitivement adoptée le 12 avril. Dans la foulée, les députés de l’opposition ont saisi le Conseil constitutionnel. L’observatoire des libertés et du numérique (OLN) a envoyé ses observations dans un mémoire (accessible ci-dessous), invitant le Conseil constitutionnel à censurer les articles portant sur la vidéosurveillance algorithmique (article 7), les scanners corporels (article 11) et l’infraction d’intrusion dans les stades (article 12).

Après avoir mené le combat contre la vidéosurveillance algorithmique (VSA) au Parlement, l’OLN a réitéré ses critiques auprès du Conseil constitutionnel contre cette technologie de surveillance de masse, introduite pour la première fois en Europe à travers cette loi. Les dangers que la VSA fait peser sur les libertés découlent directement de la conception et du fonctionnement des logiciels de détection des comportements.

Le mémoire débute par un exposé technique, qui se veut didactique, sur l’élaboration de systèmes algorithmiques. Il est ensuite démontré que le recours à la VSA ne répond ni à la condition de nécessité ni à l’exigence de proportionnalité.

D’une part, le gouvernement n’est pas parvenu à prouver de façon concrète et tangible une quelconque utilité ou efficacité de la VSA pour prévenir la délinquance, la criminalité ou les situations supposément risquées. D’autre part, les atteintes aux droits sont trop importantes par rapport à l’objectif poursuivi, les prétendues garanties prévues étant illusoires : celles-ci dépendent toutes du bon vouloir de l’État tandis que l’opacité de la fabrication des algorithmes par le secteur privé n’est jamais remise en question.

Le flou des « évènements » censés être détectés par les algorithmes, qui ne sont jamais définis précisément dans la loi ni au cours des débats parlementaires, a été dénoncé. Ils ne seront précisés qu’ultérieurement par décret. La Cnil sera certes consultée mais son avis n’est pas contraignant. Surtout, il est difficile de compter sur cette institution tant elle s’est révélée défaillante sur le sujet notamment depuis qu’elle a perdu son rôle de contre-pouvoir.

Une décision récente de la Cour constitutionnelle allemande a jugé inconstitutionnels des logiciels de police prédictive. Elle a considéré un traitement algorithmique problématique en ce qu’il crée et révèle de nouvelles informations plus intrusives sur les personnes. Le Conseil constitutionnel a été invité à s’en inspirer.

L’OLN a également soutenu l’inconstitutionnalité de l’article 11, qui met en place des scanners corporels attentatoires au droit à la vie privée, et de l’article 12, qui crée de nouvelles sanctions disproportionnées en cas d’intrusion dans des stades, et dont il est à craindre qu’elles visent principalement les actions militantes dans le prolongement d’autres dispositions législatives répressives.

Le Conseil constitutionnel a maintenant un mois pour se prononcer. Sa jurisprudence passée, validant les dernières lois sécuritaires (loi sécurité intérieure, loi transposant le règlement de censure terroriste, LOPMI) ne laisse rien augurer de bon. Quoi qu’il en soit, les associations et organisations parties prenantes de l’OLN continueront d’agir contre chacune des expérimentations de la VSA et de dénoncer cette escalade vers un État de surveillance de plus en plus généralisé.

Organisations signataires membres de l’OLN : le CECIL, Creis-Terminal, la LDH (Ligue des droits de l’Homme), Le Syndicat des avocats de France (SAF), le Syndicat de la magistrature, La Quadrature du Net (LQDN).

Paris, le 24 avril 2023

 

Porte étroite OLN - PJL JO 2024 (1.38 MB) Voir la fiche du document