Justice internationale

Une réforme de la loi sur la compétence universelle reste néanmoins impérative

Deux arrêts rendus le 12 mai 2023 par la Cour de cassation en France, relatifs à des affaires de crimes graves commis en Syrie, ont reconnu la capacité de la France à répondre aux crimes internationaux les plus graves, ont déclaré aujourd’hui neuf organisations de défense des droits humains. Bien que ces décisions permettent de confirmer la compétence des tribunaux français sur un nombre important d'affaires en cours, elles n'empêchent pas les conditions restrictives de demeurer dans la loi. Le gouvernement français devrait procéder à des réformes urgentes pour lever les obstacles juridiques qui menacent de faire de la France un refuge pour les responsables des pires crimes commis à travers le monde.

La Cour de cassation est la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français. Elle avait à examiner les dispositions du droit français qui limitent l’accès des victimes à la justice pour les crimes les plus graves commis à l’étranger. Les juges ont estimé que les conditions requises étaient réunies pour que la justice française soit compétente à l’égard des ressortissants syriens mis en cause pour des actes commis en Syrie à l’égard de membres de la population syrienne.

« La Cour de cassation a suivi les réquisitions du Procureur Général et les plaidoiries des parties civiles qui l’invitaient à privilégier une interprétation non-restrictive des textes en vigueur pour permettre à la justice française de poursuivre les auteurs des crimes internationaux », a déclaré Brigitte Jolivet, porte-parole de la Coalition Française pour la Cour Pénale Internationale. « En effet, ces deux décisions très attendues auront une incidence en France sur des dizaines de plaintes et d’enquêtes relatives aux crimes internationaux commis non seulement en Syrie, mais aussi dans d’autres pays, notamment en Libye et en République démocratique du Congo. Il n'en demeure pas moins que le gouvernement français devra prendre ses responsabilités en proposant au parlement de modifier la loi. »

La Cour de cassation a examiné l’application en France du principe juridique de compétence universelle, qui permet aux autorités judiciaires nationales de poursuivre les crimes les plus graves au regard du droit international, même s’ils n’ont pas été commis sur le territoire du pays ou par, ou contre l’un de ses citoyens. Les affaires examinées dans ces deux décisions concernaient des faits récents commis en Syrie et ont permis de mettre en lumière la manière dont les restrictions du droit français limitent l'exercice de la compétence universelle à l’encontre des personnes impliquées dans les crimes les plus graves, ont déclaré les organisations.

La Cour a examiné deux affaires, l’une concernant Abdulhamid Chaban, un ancien soldat syrien inculpé pour complicité de crimes contre l’humanité en février 2019, l’autre concernant Majdi Nema, ancien porte-parole d’un groupe armé syrien accusé de crimes de guerre, de torture et d’autres chefs d’inculpation. Dans les deux affaires, la Cour s’est penchée sur les conditions dans lesquelles les tribunaux français peuvent juger des actes de torture, crimes contre l’humanité et crimes de guerre en vertu de la compétence universelle.

En novembre 2021, la Cour de cassation a considéré que la justice française était incompétente pour poursuivre Abdulhamid Chaban pour crimes contre l’humanité. Dans une application restrictive de la condition de double incrimination, la Cour a estimé que les poursuites ne pouvaient être engagées en vertu du droit français, car il n’existe pas de disposition dans le droit interne syrien criminalisant explicitement les crimes contre l’humanité. À la suite de cette décision, des représentants de la société civile, des avocats et des survivants ont exprimé leur inquiétude qu’une mauvaise application du principe de la double incrimination puisse conduire à ce que des auteurs de crimes graves présents en France échappent à la justice, et ont appelé à des réformes pour supprimer cette condition.

Dans l’affaire Nema, la cour d’appel de Paris ne s’est pas conformée à la décision antérieure de la Cour de cassation. Elle a retenu une interprétation moins restrictive de la règle de double incrimination en considérant que la Syrie était liée par les dispositions du droit international interdisant les crimes de guerre. Cependant, cette affaire a également mis en évidence une deuxième condition problématique posée par le droit français, selon laquelle une personne accusée doit résider de manière « habituelle » sur le territoire français.

L’affaire Nema ayant créé une incohérence dans la jurisprudence française sur la règle de la double incrimination, la Cour de cassation, dans sa formation plénière, a décidé d’examiner cette question ainsi que la condition de résidence habituelle. La Cour a également examiné si les membres de groupes armés non étatiques pouvaient, sous certaines conditions, être poursuivis pour torture en France, ou si seuls les agents de l’État pouvaient être poursuivis pour ce crime. Le 17 mars dernier, les différentes parties ont exposé leurs observations concernant ces deux affaires devant la Cour de cassation.

 « Si la Cour de cassation s’est spécifiquement penchée sur la capacité des autorités françaises à poursuivre des affaires de crimes graves concernant la Syrie, ces décisions auront des conséquences plus larges sur le rôle global de la France dans la lutte contre l’impunité », a déclaré Jeanne Sulzer, responsable de la Commission Justice Internationale à Amnesty International France. «   Ce faisant, l'arrêt permet aux victimes - qui n'ont d'autre recours que la compétence universelle, leur pays n’ayant pas reconnu la compétence de la Cour pénale internationale - de saisir les juridictions françaises et permet à la France de jouer un rôle dans leur quête de justice pour les crimes les plus graves.  »

Bien qu'elles permettent de confirmer la compétence des tribunaux français sur un nombre important d'affaires en cours, elles n'empêchent pas les conditions restrictives de demeurer dans la loi.

Lors de l’audience du 17 mars, la FIDH, qui représente les intérêts des parties civiles dans ces affaires, a plaidé pour une interprétation plus large des deux conditions, soulignant l’obligation légale de la France de poursuivre les crimes les plus graves. Le Procureur général près la Cour de cassation a demandé à la Cour de confirmer la compétence de la France dans les deux affaires, en affirmant que cela permettrait de clarifier l’exercice de la compétence universelle en France. Les avocats de la défense ont pour leur part demandé à la Cour de confirmer l’arrêt Chaban, arguant qu’il était juridiquement justifié d’adopter une application restrictive de la compétence universelle.

Les arrêts de la Cour de cassation n’ont porté que sur certains des verrous du droit français susceptibles d’empêcher les poursuites dans les affaires impliquant des crimes de droit international. En France, dans de telles affaires, le procureur dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour engager des poursuites, ce qui n’est pas le cas pour d’autres crimes. En outre, des organisations de la société civile française ont exprimé leur inquiétude quant à l’obligation pour les procureurs français de vérifier, avant l’ouverture d’une enquête, si une autre juridiction nationale ou internationale s’est déclarée compétente.

Certaines restrictions s’appliquent à certains crimes, mais pas à d’autres. Cela a créé une disparité dans la manière dont différents crimes internationaux – crimes contre l’humanité, crimes de guerre, génocide, torture, disparitions forcées – sont traités en France.

Indépendamment des décisions de la Cour de cassation, le gouvernement devrait procéder aux changements législatifs nécessaires pour supprimer les restrictions qui entravent la justice dans les affaires de crimes internationaux en France, ont déclaré les organisations de défense des droits humains. D’une manière générale, ces restrictions sont en contradiction avec l’engagement affiché par la France en matière de justice internationale et de lutte contre l’impunité.

Ces dernières années, des députés ont fait des propositions de loi ou proposé des amendements pour supprimer ces restrictions, en vain. Bien que le gouvernement s'est déclaré favorable à des réformes avant l’élection présidentielle de 2022, les responsables français n’ont pas fait preuve de la volonté politique nécessaire pour prendre des mesures concrètes en ce sens. La suppression des quatre restrictions permettrait aux victimes, aux survivants et survivantes de se tourner vers la justice française, qui constituerait alors une véritable instance de lutte contre l’impunité des pires crimes, ont déclaré les organisations.

« Le gouvernement français devrait mettre un terme à toute ambiguïté concernant la capacité de la France à poursuivre des crimes graves », a déclaré Alice Autin, coordinatrice de la division Justice internationale à Human Rights Watch. « La France pourrait jouer un rôle clé dans la promotion de la justice internationale partout dans le monde, à condition que de sérieux changements législatifs suivent rapidement. »

Organisations signataires: 

Amnesty International France

Coalition Française pour la Cour Pénale Internationale 

Fédération Internationale pour les Droits Humains

Ligue des Droits Humains

Human Rights Watch

REDRESS

Reporters Sans Frontières

Syndicat de la Magistrature

TRIAL internationalhttps://www.amnesty.fr/presse/les-arrets-de-la-cour-de-cassation-sont-une-victoire-pour-les-victimes-syriennes?#

Plus de trois ans se sont écoulés depuis le coup d’État raté de juillet 2016 en Turquie.

Dès les premiers instants après la tentative de coup d'État, MEDEL a commencé à recevoir des nouvelles inquiétantes concernant l’arrestation de juges et de procureurs, sans la mise en place de garantie procédurale ou sans preuve venant au soutien de ces arrestations.

MEDEL a immédiatement réagit, indiquant qu'il était difficile de comprendre comment et pourquoi des juges et des procureurs remplissant leurs fonctions quotidiennes pouvaient être impliqués dans ces faits et devraient faire face à la détention en raison de leur liberté de jugement et d'opinion.

Depuis lors, la répression qui a frappé les juges et procureurs (ainsi que des avocats, des journalistes, des professeurs, des policiers, des parlementaires et plus de 100 000 fonctionnaires), tous accusés d'être affiliés à l'organisation terroriste tenue responsable, par le gouvernement turc en charge, de ce crime, a atteint une ampleur sans précédent.

Ce qui était difficile au début à comprendre est devenu clair : on se trouvait devant une campagne orchestrée et préméditée, avec pour objet la destruction de l’indépendance du système judiciaire en TURQUIE.

MEDEL a reçu de nombreux messages de collègues, de leurs proches et d'autres sources sur ce qui est arrivé aux juges et aux procureurs en Turquie, qui étaient des professionnels respectés et faisaient leur travail tout en partageant leurs opinions, expériences et engagements pour les valeurs de la démocratie, de l'état de droit et de l'indépendance du pouvoir judiciaire, avec des collègues européens et des associations professionnelles.

MEDEL estime que ces messages, qui décrivent directement ce qui est arrivé à des milliers de collègues, ainsi que les procédures adoptées et leurs conséquences, constituent une source d’information importante pour apprécier l’attaque contre le système judiciaire turc.

MEDEL estime également que ces messages, rassemblés sans commentaires ni changements (en dehors de leur anonymisation), constituent un témoignage impressionnant de l'incroyable accélération de la chute de l'état de droit en Turquie. En ce qui concerne leur publication, MEDEL a jugé approprié d’anonymiser les messages, pour des raisons de sécurité, à la demande des expéditeurs.

Une grande partie de ces messages contenait des notes contenant des commentaires très élaborées, visant à souligner l’illégalité des mesures adoptées « après coup d’état ». Et, à cette fin, ils citent des principes généraux ainsi que la jurisprudence de la Cour européenne de droits de l'homme. Il était impossible de reproduire dans ce livret une grande partie du contenu des lettres. Quoi qu’il en soit, nous en citons quelques-unes pour montrer à quel point ces règles, ces principes étaient et sont enracinés parmi les avocats turcs, les juges turcs, les procureurs turcs. Ils représentent une langue maternelle commune (Koiné1) appartenant à chacun d’entre nous. Grâce à cette, collecte chacun peut disposer d’éléments pour évaluer l’éloignement des principes de légalité dans un pays avec lequel MEDEL a des relations d'amitié durables et un engagement commun en faveur des principes de l'État de droit.
Avec l’aide de nos associations membres, nous publions les lettres traduites dans de nombreuses langues.

MEDEL espère que la poursuite des témoignages sera un signe de solidarité et un engagement renouvelé envers les valeurs fondamentales de la justice en Europe.

Le combat qui est actuellement mené par des juges, procureurs et avocats libres et courageux en TURQUIE doit être vue comme le combat de tous ceux qui à travers le monde sont attachés aux valeurs de l’Etat de droit. C’est donc un combat commun, et pas uniquement un combat dans l’intérêt du peuple turc. Tant qu’il restera un seul juge ou procureur détenu à cause de son combat pour l’indépendance de la Justice, aucun autre magistrat en Europe ne pourra se sentir libre et indépendant.

Comme Murat Arslan l’a déclaré dans son discours de remerciement du Prix Vaclav Havel des Droits de l’homme « Je m’adresse à vous d’une prison d’un pays où le droit est mis entre parenthèses, où les valeurs de la démocratie s’éloignent progressivement, où les voix dissidentes sont étouffées, où les défenseurs du droit, les journalistes, ceux qui souhaitent la paix, ceux qui crient pour que les enfants ne meurent pas, sont décrétés terroristes, où la prison est le lieu naturel des défenseurs des droits et libertés (...) Le prix que nous payons sert, au contraire, à accroître notre croyance et notre envie de nous battre pour de beaux jours à venir en faveur des valeurs du droit et de la démocratie.” (...)