Lors de la conférence de presse du garde des Sceaux du 13 décembre, outre des graphiques amusants, a été présentée la synthèse d’un rapport de l’Inspection générale de la justice sur les stocks dont une des conclusions mises en avant, devenue les jours suivants un gimmick dans la bouche du ministre, était la suivante : « L’insuffisance des moyens est à l’origine de seulement 10 % des stocks en appel et 31,8 % en première instance. Le reste s’explique par la persistance d’un historique de stock, vieux de plus de quinze ans, qui se répercute d’année en année ».

Ce rapport sorti du chapeau, que découvrent les organisations professionnelles, nous a été adressé dans sa version finale par le directeur des services judiciaires le 22 décembre. Il est précédé de deux rapports intermédiaires. 

C’est dans le second rapport intermédiaire qu’il est possible d’analyser par quel calcul farfelu, mais néanmoins scandaleux, la chancellerie affirme aujourd’hui, pour faire vite, que le manque de moyens n’est responsable que de 30% des stocks : en analysant le taux de couverture, c’est à dire la différence entre le flux sortant et le flux entrant, il est considéré qu’il n’existe pas de problème de moyens lorsque ces flux correspondent, c’est à dire que les juridictions parviennent à traiter autant d’affaires dans une année qu’il en rentre. L’unique problème serait donc un stock ancien se répercutant d’année en année. 

Ainsi donc, lorsque les greffiers font des heures supplémentaires non payées car dépassant les plafonds, lorsque les magistrats travaillent le soir, le week-end, posent des congés pour rédiger leurs décisions, renoncent à leurs formations, terminent leurs audiences dans la nuit : tout va bien, car à ce prix, les juridictions arrivent à traiter les affaires qui entrent dans l’année. De même, quand certaines décisions sont rendues, en toute illégalité sans audience, quand les peines de prison ne sont plus motivées, quand les juges aux affaires familiales n’ont plus le temps d’entendre les parties, quand les fonctionnaires de greffe ne peuvent plus répondre au téléphone ou recevoir les avocats : tout va bien, et tant pis pour la souffrance éthique qui en résulte. Il n’y a définitivement aucun problème de moyens. 

Voilà qui devrait définitivement motiver les magistrats et greffiers à cesser de consentir des sacrifices personnels quotidiens : dans certaines juridictions, il a déjà été décidé de ne plus réaliser certaines tâches jugées moins essentielles, et de fixer un horaire limite pour les audiences. 

Ces décisions ne peuvent manifestement venir que du terrain : le ministre de la justice, tout occupé à préparer un « powerpoint » de 56 pages pour sa conférence de presse du 13 décembre, n’a en revanche pas eu le temps de se renseigner pour savoir si les magistrats et greffiers terminent bien leurs audiences tard le soir ou dans la nuit - une réalité qu’il feint de ne pas connaître. A notre courrier lui demandant de prendre une circulaire s’appliquant immédiatement pour fixer les fins d’audience à 21h, il se permet de répondre qu’il va d’abord documenter la question. Cette vérification est non seulement une injure pour l’ensemble des professionnels, la chancellerie ne pouvant ignorer la réalité, mais encore une nouvelle manifestation de mauvaise foi : à supposer qu’il n’existe pas de problème d’audiences tardives, qu’est ce que cela coûte de prendre une circulaire pour en fixer la fin à 21h maximum ? 

D’un autre passage extraordinaire du rapport, on retiendra que les petites juridictions sont dans la ligne de mire, leur « fragilité structurelle » étant mise en avant dans le sommaire du rapport. Le rapport objective-t-il des problèmes ontologiquement attachés à la taille de ces juridictions ? Aucunement. Le corps des développements sur ce point se limite à l’observation selon laquelle les plus petites juridictions, décrites comme plus « agiles » que les grandes pour s’adapter aux difficultés, par exemple pendant la crise sanitaire, peuvent être déstabilisées dès lors que certains postes sont vacants. Mais c’est bien sûr, plutôt que de les pourvoir en moyens adaptés aux besoins, supprimons-les ! C’est d’ailleurs très sérieusement ce qui découle du rapport, qui fait figurer la petite taille de ces juridictions dans les causes de rigidités expliquant la constitution de stocks…

Dans un tel contexte, seule la poursuite de notre mobilisation collective est de nature à ramener à la raison une chancellerie qui a définitivement perdu tout sens commun et s’obstine à détourner l’attention du noeud du problème : donner à la justice les moyens décents pour exercer sa mission.

 

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Le garde des Sceaux s’en est donné à coeur joie ces dernières semaines dans les médias ou à l’Assemblée nationale, le budget de la mission justice pour l’année 2022 est un « doublé historique », et il en est « fier ».

En effet, avec 8 % d’augmentation par rapport au budget de l’année 2021, le budget de la mission justice devrait atteindre 8861,8 millions d’euros en 2022, hors compte d’affectation spéciale pensions, soit 561,3 millions de plus que ce qui n’était prévu dans la loi de programmation 2018-2022. Si la justice demeure un petit budget, par rapport à celui de la sécurité par exemple qui atteint 21.579,7 millions, il s’agit d’une des augmentations de budget les plus importantes de ce projet de loi de finances.

Cette augmentation conséquente du budget ne revient néanmoins que pour une part bien plus mesurée à la justice judiciaire. En effet, par rapport à l’an dernier où le budget de la justice judiciaire avait progressé de 6 %, la progression cette année de ce programme n’est que de 3,4 %, faisant passer le budget de 3720,8 millions à 3849,1 millions. A titre de comparaison l’administration pénitentiaire connaît en revanche encore une fois une très forte progression, de 7,4 %, et demeure le programme dont le budget est le plus important de la mission, avec 4584 millions. Encore une fois, ce budget est donc essentiellement tourné vers l'enfermement, avec la poursuite du projet de création de 15000 places de prison, et des crédits conséquents consacrés à la sécurisation des établissements pénitentiaires. Le même objectif apparaît clairement dans la répartition du budget alloué à la PJJ, l'essentiel des crédits et des créations d'emplois venant encore une fois alimenter les centres éducatifs fermés.

L’examen détaillé de l’allocation de ces budgets apparaît par ailleurs toujours aussi inquiétant en termes de priorités dégagées par le gouvernement pour la justice judiciaire. Encore une fois, les indicateurs choisis, tournés uniquement vers la productivité des juridictions, ne peuvent à terme que contribuer à une dégradation importante de la qualité du service public de la justice.

Enfin, en dépit des effets d'annonce du garde des Sceaux selon lesquels nous ne serions "pas loin du bon chiffre" en termes d'effectifs, force est de constater que la justice française reste très peu dotée au regard de ses homologues européennes. Ainsi, le rapport de la commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) de 2020, portant sur les données de 2018, établit que la France consacre 69,5 euros par habitant au budget de la justice judiciaire, alors que la moyenne des pays du Conseil de l’Europe se situe à 71 euros par habitant, et que la moyenne des pays du même groupe que la France, dont le PIB/habitant est compris entre 20.000 et 40.000 euros, se situe à 84,13 euros par habitant. En termes d'effectifs, la France atteint 10,9 juges et 3 procureurs pour 100.000 habitants, quand la moyenne européenne est à 21,4 et 12,13 et la médiane à 17,7 et 11,2. En outre, la CEPEJ établit dans son rapport que contrairement à ce que l’on pourrait intuitivement penser, les pays dont le nombre magistrats est moins élevé ne compensent pas véritablement par un nombre de "personnels non-juge plus élevé". Ainsi, la France compte en moyenne 34,9 "personnels non-juge" pour 100.000 habitants quand l'Allemagne en compte 79,6 et le Portugal 73,1. 

Depuis maintenant 2 ans, les créations d’emploi de magistrats ont en outre diminué par rapport à 2018 et 2019, et s’élèvent chaque année à 50 postes. A ce rythme, deux siècles seront nécessaires à la France pour atteindre seulement la médiane européenne, sans même parler de rejoindre le niveau de pays dont le PIB est davantage similaire à celui de la France.

Vous trouverez en pièce jointe nos observations détaillées pour chacun des programmes de la mission justice (justice judiciaire, administration pénitentiaire, protection judiciaire de la jeunesse, accès au droit et à la justice, conduite et pilotage de la justice). Nous les avons présentées devant Antoine Lefèvre, rapporteur spécial des crédits de la mission "justice" au sein de la commission des finances du Sénat.

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Depuis plus d'une semaine, et mercredi encore devant la commission des lois de l'Assemblée nationale, le garde des Sceaux assène au sujet du budget et des moyens donnés à la justice des contre-vérités, ou des demi-vérités, à coup de chiffres erronés ou tronqués sur la justice - sans même parler du fait que, selon ses affirmations implacablement répétées, les vrais magistrats de terrain, « qui ont les mains dans le cambouis », c’est à dire ceux qu’il ne croise jamais, plébiscitent l’ensemble de son action, de même que les conférences des chefs de juridiction.

Afin de confronter ces affirmations péremptoires à la réalité des chiffres, émanant du ministère lui-même, vous trouverez ci-joint notre communiqué de presse, ainsi qu'une fiche synthétique permettant des comparaisons sur les années précédentes, et avec nos homologues européens.

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Fiche explicative budget 2022 () Voir la fiche du document