Indépendance et service public de la justice

Nous reproduisons ici notre réponse à la proposition de contribution des ateliers thématiques statut et missions, et organisation de la justice, dont les lettres de mission figurent en pièces jointes. 

 

Messieurs les premiers présidents, 

Nous vous remercions pour cette proposition d'audition, que nous allons cependant décliner, pour plusieurs raisons. 

Nous estimons que la construction de ces états généraux - qui a eu lieu dans le plus grand secret - a été pensée dans le dessein de promouvoir les projets de la majorité en place et du ministre de la justice en leur donnant faussement l'apparence d'orientations demandées par les citoyens après une consultation associant les professionnels. Nous avons analysé avec précision cette construction - programmatique - dans plusieurs communications que vous retrouverez en pièce jointe. 

Dans ces conditions, nous avons demandé audience auprès du comité indépendant, qui sera le réceptacle des contributions (précédemment orientées par la chancellerie, puis, pour les contributions individuelles, filtrées et résumées par un prestataire privé, et pour les contributions thématiques fusionnées selon des modalités inconnues dans les "ateliers de convergence" avec des citoyens triés sur le volet) et l'instance d'élaboration des propositions finales, afin de développer ces critiques sur la méthodologie et de faire part de nos fondamentaux sur le fond. 

Pour ce qui concerne les deux ateliers dont vous êtes responsables, les termes de vos lettres de mission dessinent ainsi clairement les orientations souhaitées et ferment d'emblée la porte à l'analyse des véritables enjeux. 
 
L'atelier "évolution des missions et statuts" porte sur le "parcours usager" impliquant une "organisation moderne" des services, la redéfinition des rôles des équipes administratives et judiciaires dans les juridictions au regard des "évolutions récentes" et notamment du numérique, et le statut du parquet. 
 
Sur le premier point, si remettre au centre des préoccupations le justiciable est un objectif que nous partageons, la manière dont le sujet est posé - on imagine déjà les gadgets "modernes" qui sont attendus et tiendront lieu de prise en compte de l'usager - est problématique. C'est par la modification des procédures civiles et pénales, de l'organisation judiciaire, et de l'architecture judiciaire dans le sens exactement contraire aux réformes récemment votées, qui, telle la fusion TI/TGI, éloignent la justice et nuisent à l'exercice des droits, que doit être pensé ce sujet. 
 
Sur le second point, la formulation de la question, ainsi que le crédo du ministre selon lequel le magistrat aspire désormais à être "chef d'équipe" tel un team manager, et le déversement de personnels non formés et précaires dans les juridictions depuis un an tenant lieu de "bon chiffre" ne laissent pas non plus de doute sur l'issue des travaux. Nous dépouillons actuellement un questionnaire à destination des magistrats qui nous permettra d'affiner notre position sur la manière dont certaines tâches peuvent ou non être confiées à d'autres professionnels, et quelles garanties doivent être posées pour leur statut, les discussions venant de commencer avec la chancellerie sur ces points. 
 
Enfin, la question du statut du parquet laisse de côté d'innombrables autres sujets relatifs au statut et aux garanties d'indépendance - ce mot ne figurant même pas dans votre lettre de mission alors qu'il devrait être le noeud d'une réflexion sur les statuts, par exemple, pour n'en citer que quelques-uns, la composition et les pouvoirs du CSM, la nomination des magistrats du siège laissée à l'initiative de la DSJ, la procédure disciplinaire, la politique de ressources humaines et la filiarisation, l'évaluation des magistrats, la question de la démocratie en juridiction, la question du juge naturel (afin qu'un magistrat ne se voit pas dépossédé de son service ou de ses dossiers),... 

L'atelier organisation judiciaire pose les trois thèmes de la cohérence de l'organisation avec le maillage administratif, de la taille critique de la juridiction définie au regard du "pilotage efficient" et du dialogue avec les citoyens et de la communication pour leur redonner "confiance". Sur ce dernier point, même si la communication institutionnelle de la justice doit progresser, la confiance des citoyens dépend avant tout du bon fonctionnement d'une justice qui aurait enfin les moyens de fonctionner pour rendre des décisions collégiales, motivées et dans les délais - point sur lequel aucun atelier n'est invité à réfléchir. 
 
Sur le deuxième point, il est posé comme donnée incontestable qu'il existe une "taille critique de juridiction" au regard de son "pilotage efficient", votre atelier étant seulement chargé de la définir, ce que nous contestons de manière très ferme et argumentée depuis des années - les petites juridictions fonctionnent très bien dès lors que ce fonctionnement n’est pas obéré par des vacances de postes, et la volonté de les supprimer ne s’est jamais appuyée sur aucune étude sérieuse démontrant que leur taille serait un inconvénient - sur aucune étude, à vrai dire, tant la seule motivation est de réaliser des économies d'échelle. 
 
Enfin, la question du maillage territorial administratif est en effet dans l'air du temps, le garde des Sceaux n'ayant pas manqué de l'aborder dans son discours - elle justifie aussi actuellement le projet d'une départementalisation de la police judiciaire qui ne manquera pas de causer des effets catastrophiques sur les moyens attribués par le ministère de l'Intérieur à la police d'investigation. La question du rattachement de la police judiciaire à la justice n'a semble-t-il pas été envisagée pour une meilleure "cohérence" de l'action publique. 

Quels que soient le positionnement des membres des ateliers sur le fond et leur volonté de mener un travail indépendant, il nous apparait ainsi clairement que vos contributions seront noyées et digérées, et qu'il n'en sera gardé que ce qui va dans le sens voulu par le pouvoir en place. D’ailleurs, il ne vous est pas laissé le temps de livrer une véritable élaboration - comment écrire sur des sujets aussi vastes alors qu’il vous est demandé de mener six réunions en un mois et demi, que vous consacrerez également à mener quelques auditions succinctes? Nous savons que certains membres des ateliers n’ont pu participer aux premières réunions, puisque celles-ci ont été de fait programmées de manière précipitée en raison du calendrier imposé par la chancellerie. Nous ne pouvons ainsi laisser penser à travers une audition par les membres de vos ateliers que nous admettons la manière dont ces travaux sont organisés. Notre seul recours dans ce contexte est le comité indépendant. 

Nous vous adressons néanmoins les écrits que nous avons déjà réalisés sur les thèmes de vos ateliers - des propositions, nous en faisons depuis longtemps : 
- Les nécessaires réformes propres à garantir l'indépendance de la justice : https://www.syndicat-magistrature.fr/notre-action/independance-et-service-public-de-la-justice/independance/2177-commission-denquete-sur-les-obstacles-a-lindependance-de-la-justice--notre-audition.html
- Nos propositions sur les réformes statutaires qui peuvent être effectués avant même une réforme constitutionnelle : https://www.syndicat-magistrature.fr/component/edocman/csm5/download.html?Itemid=
- Nos observations sur la responsabilité des magistrats : https://www.syndicat-magistrature.fr/component/edocman/observations-sur-la-responsabilite-des-magistrats-2/download.html?Itemid=
- Nos propositions sur l'administration de la justice (pages 17 à 32 de notre plateforme globale de propositions "pour une révolution judiciaire"), et notamment les moyens, l'architecture judiciaire, la transformation des juridictions en établissement publics judiciaires, la lisibilité et accessibilité de la justice, la déjudiciarisation pertinente et maîtrisée...) : https://www.syndicat-magistrature.fr/component/edocman/plateforme-pour-une-revolution-judiciaire-2017/download.html?Itemid=

Nous vous remercions par avance de bien vouloir diffuser notre réponse aux membres des ateliers que vous animez. 

Cordialement, 
 
Le bureau du Syndicat de la magistrature
 
Lettre de mission organisation () Voir la fiche du document
 
 

Lancés depuis tout juste trois semaines, et alors que nos multiples questionnements sur la méthodologie, les délais ou encore le coût du marché confié à un prestataire privé pour exploiter les différentes contributions n'ont pas trouvé de réponse, les états généraux se poursuivent sans sourciller, les différents ateliers thématiques s'étant progressivement mis en ordre de marche.

A la lumière des sollicitations que nous avons pu recevoir de la plupart d'entre eux, vous trouverezci-dessous notre réaction sous forme de communiqué de presse, tout confirmant pour le moment les craintes que nous avons exprimées sur la vaste opération de communication de campagne électorale et de destruction toujours plus grande de l'institution judiciaire que constituent ces états généraux. 

Le questionnaire que nous avons reçu de l'atelier "Simplification de la procédure pénale" est tout particulièrement éloquent. A sa lecture, en déchiffrant, ligne par ligne, cette recette mijotée pour empoisonner la justice pénale, la première réaction est de retourner le document à l’expéditeur en répondant simplement « Non » à toutes les questions. Non, nous ne voulons pas d’une justice déshumanisée et automatisée. Non, nous ne voulons pas d’une justice qui n’est plus en mesure de protéger les libertés. Non, nous ne voulons pas d’une justice qui n’assure pas l’égalité des citoyens devant la loi.

Il est en réalité illusoire de répondre lorsque le projet pour la justice pénale est tout entier contenu dans la teneur même des questions. Le Syndicat de la magistrature, qui a déjà rédigé des observations détaillées et complètes sur la réforme de la procédure pénale dans le cadre de la commission Mattei l’année dernière, ne se prêtera pas à cette pantalonnade, et réservera son analyse sur ce processus et les véritables besoins de la justice au Comité des états généraux, auprès duquel il a obtenu audience. 
 

CP EGJ Ateliers thématiques et procédure pénale () Voir la fiche du document

 
 

Le garde des Sceaux s’en est donné à coeur joie ces dernières semaines dans les médias ou à l’Assemblée nationale, le budget de la mission justice pour l’année 2022 est un « doublé historique », et il en est « fier ».

En effet, avec 8 % d’augmentation par rapport au budget de l’année 2021, le budget de la mission justice devrait atteindre 8861,8 millions d’euros en 2022, hors compte d’affectation spéciale pensions, soit 561,3 millions de plus que ce qui n’était prévu dans la loi de programmation 2018-2022. Si la justice demeure un petit budget, par rapport à celui de la sécurité par exemple qui atteint 21.579,7 millions, il s’agit d’une des augmentations de budget les plus importantes de ce projet de loi de finances.

Cette augmentation conséquente du budget ne revient néanmoins que pour une part bien plus mesurée à la justice judiciaire. En effet, par rapport à l’an dernier où le budget de la justice judiciaire avait progressé de 6 %, la progression cette année de ce programme n’est que de 3,4 %, faisant passer le budget de 3720,8 millions à 3849,1 millions. A titre de comparaison l’administration pénitentiaire connaît en revanche encore une fois une très forte progression, de 7,4 %, et demeure le programme dont le budget est le plus important de la mission, avec 4584 millions. Encore une fois, ce budget est donc essentiellement tourné vers l'enfermement, avec la poursuite du projet de création de 15000 places de prison, et des crédits conséquents consacrés à la sécurisation des établissements pénitentiaires. Le même objectif apparaît clairement dans la répartition du budget alloué à la PJJ, l'essentiel des crédits et des créations d'emplois venant encore une fois alimenter les centres éducatifs fermés.

L’examen détaillé de l’allocation de ces budgets apparaît par ailleurs toujours aussi inquiétant en termes de priorités dégagées par le gouvernement pour la justice judiciaire. Encore une fois, les indicateurs choisis, tournés uniquement vers la productivité des juridictions, ne peuvent à terme que contribuer à une dégradation importante de la qualité du service public de la justice.

Enfin, en dépit des effets d'annonce du garde des Sceaux selon lesquels nous ne serions "pas loin du bon chiffre" en termes d'effectifs, force est de constater que la justice française reste très peu dotée au regard de ses homologues européennes. Ainsi, le rapport de la commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) de 2020, portant sur les données de 2018, établit que la France consacre 69,5 euros par habitant au budget de la justice judiciaire, alors que la moyenne des pays du Conseil de l’Europe se situe à 71 euros par habitant, et que la moyenne des pays du même groupe que la France, dont le PIB/habitant est compris entre 20.000 et 40.000 euros, se situe à 84,13 euros par habitant. En termes d'effectifs, la France atteint 10,9 juges et 3 procureurs pour 100.000 habitants, quand la moyenne européenne est à 21,4 et 12,13 et la médiane à 17,7 et 11,2. En outre, la CEPEJ établit dans son rapport que contrairement à ce que l’on pourrait intuitivement penser, les pays dont le nombre magistrats est moins élevé ne compensent pas véritablement par un nombre de "personnels non-juge plus élevé". Ainsi, la France compte en moyenne 34,9 "personnels non-juge" pour 100.000 habitants quand l'Allemagne en compte 79,6 et le Portugal 73,1. 

Depuis maintenant 2 ans, les créations d’emploi de magistrats ont en outre diminué par rapport à 2018 et 2019, et s’élèvent chaque année à 50 postes. A ce rythme, deux siècles seront nécessaires à la France pour atteindre seulement la médiane européenne, sans même parler de rejoindre le niveau de pays dont le PIB est davantage similaire à celui de la France.

Vous trouverez en pièce jointe nos observations détaillées pour chacun des programmes de la mission justice (justice judiciaire, administration pénitentiaire, protection judiciaire de la jeunesse, accès au droit et à la justice, conduite et pilotage de la justice). Nous les avons présentées devant Antoine Lefèvre, rapporteur spécial des crédits de la mission "justice" au sein de la commission des finances du Sénat.

  Observations détaillées budget 2022 () Voir la fiche du document

Comme vous le savez, nous avons réagi au lancement des états généraux lundi dernier par un communiqué de presse dénonçant la caractère faussement démocratique d’une opération toute entière tournée vers l’affaiblissement de l’autorité judiciaire, sous couvert de répondre aux attentes des citoyens. Nous avons ensuite interrogé la chancellerie en détails sur la construction de la méthodologie de ces travaux (cf notre communication du 20 octobre). 

Cette première analyse est confirmée à plusieurs égards. 

Il résulte clairement des informations données par le ministère de la Justice aux organisations syndicales que ni le « comité indépendant », ni les ateliers thématiques comportant des professionnels n’ont été associés ni même consultés sur le contenu des questionnaires en ligne sur le site « parlons justice ». Ceux-ci ont été élaborés par la chancellerie, avec l’assistance d’un prestataire privé, selon une méthodologie obscure (une compilation de sondages et recherches sur la justice pour déterminer les thèmes qui intéressent les citoyens, nous dit-on). 

Il nous est apparu nécessaire d’analyser avec précision ces questionnaires, afin de démontrer à quel point ce qui ressortira de la « consultation » des citoyens est induit à la fois par le périmètre des thèmes retenus (à l’exclusion de nombreux autres sujets non abordés), et par les présentations faites avant les questions (pour influencer les réponses), la manière de formuler les questions, les choix imposés proposés dans les réponses (beaucoup de QCM et peu de questions avec des réponses libres)… La stratégie est bel et bien celle d’un habillage pour légitimer des réformes souhaitées par la majorité en place : la participation des citoyens, présentée comme la manière de renouer les liens entre justice et population, est un véritable jeu de dupe. Les questionnaires destinés aux magistrats et partenaires ne valent évidemment guère mieux. 

Vous trouverez ci-joint nos observations détaillées sur ces questionnaires, qui comportent en annexe les questionnaires in extenso, observations que nous diffusons également à la presse. 

Cette stratégie est entièrement confirmée par le déroulement du premier déplacement d’Eric Dupond Moretti pour un « débat local » avec les professionnels et citoyens : un monologue du ministre, venu faire sa publicité par rapport aux réformes votées cette année, renvoyant dans leurs cordes les citoyens qui ne posaient pas les bonnes questions (sur les moyens par exemple) et sans qu’à aucun moment la parole ne soit donnée aux professionnels de justice présents dans la salle, à l'exception du bâtonnier. En un mot, non pas un débat, mais un énième exercice de communication. Vous trouverez ci-joint le communiqué de presse de la section régionale du SM de Grenoble à ce sujet

Enfin, alors que le rôle du comité indépendant comme clef de voûte de ces états généraux, et de manière générale l’indépendance de ceux qui mèneront les travaux sont sans cesse mis en avant par la chancellerie, force est de constater que l’architecture retenue ne fait intervenir ce comité qu’en bout de course, et qu’il n’a pas été associé à la manière dont les sujets devaient être posés. De plus, les lettres de mission adressées aux ateliers thématiques (composés de professionnels) par le ministre de la Justice mettent clairement en avant que le président de la République a confié à ce dernier « le pilotage et l’organisation » des états généraux… et non au comité indépendant. Ces écrits posent les sujets à travailler et le sens des réflexions attendues (dont l’inspiration est la même que celle résultant de l’analyse des questionnaires) : la chancellerie nous a assuré lors de la réunion avec les organisations syndicales que les ateliers pouvaient tout à fait sortir des lignes tracées par ces courriers. Il s’agirait donc de lettres de mission du garde des Sceaux dont les ateliers thématiques n’auraient pas à tenir compte… Logique. 

Au regard de l’ensemble de ces éléments, au-delà de notre travail de mise au jour de cette méthodologie, il nous est apparu nécessaire, à ce stade, d'écrire au comité indépendant afin d’obtenir un entretien au sujet des enjeux de ces états généraux. 

Observations sur les questionnaires états généraux () Voir la fiche du document